Parmi ses nombreux intérêts culturels, le web est un bon conservatoire de symboles devenus rarement fréquentables dans la vie hors ligne, et une bonne plate forme de diffusion de signes identifiant des croyances, des groupes ou des tribus. Totem n’est pas tabou, nous avons rencontré quelques logos historiques. Ce premier moment retracera le contexte mythique, afin que d’autres examinent les symboles récents (pingouin, éléphant bleu, gnou, etc.). Et parfois, logo a le bras long, il y faut du mythe après l’os, sinon, bernique, il sera juste bon à servir de prétexte à procès pour une société commerciale, trivial destin pour un symbole.
AVANT
A part en Chine, il n’y a que sur le web, que l’on trouve, comme à la brocante, tous ces beaux logos composés,
ces attributs choisis par des mouvements qui communiquent on line et cherchent à s’acquérir une nouvelle modernité, ou à suivre le mouvement de développement du web, assez utile pour communiquer, avec ses signifiants historiques. La mise en web de leurs fanions, emblèmes et autres signes distinctifs propose aux internautes des images d’un autre/nouvel/ âge, dont le design pétant est censé s’adapter à tout, y compris, on dirait, à la révolution multimedia.
Alors, en surfant sur les sites de ces groupes, qui vivent ou se souviennent, voire qui survivent en ligne, on trouve en haut à gauche, ou en milieu de page le signe, la marque de fabrique, celui qui dit tout : le logo. C’est lui qui nous assène l’identité visuelle du comité d’accueil. Ca met aussi de la couleur sur des sites dédiés à l’austère écriture grise du devoir être et du juste combat….
Ainsi en est-il de l’emblématique duo formé de la faucille et du marteau. Si ce grand classique du logo militant est surtout donné à présent par des groupes marxistes léninistes de petit effectif en ligne, il a eu son heure de gloire à l’époque du communisme messianique, et de l’homme nouveau. L’homme nouveau ? Oui, justement… Ce truc un peu ancien qu’on rhabille : promesses d’une nouvelle ère jamais tout à fait réalisée, mais qu’Internet contribuera peut-être, à ré-enchanter, ou tout au moins à promouvoir.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt nos logos webogéniques. Pourquoi sont-ils d’abord webogéniques ? Sans doute est-ce que parce que - sur ce média intime au fond qu’est le web- ils nous ramènent à tout un tas d’autres images plus ou moins oubliées, plus ou moins rémanentes... celle du terreau, ou bien du bric à brac réémergent d’une ancienne culture générale, ou bien encore de ce qui chemine caché d’imaginaire collectif, sans que l’on en ait claire conscience...
Les représentations de la faucille et du marteau ont ainsi existé de longue date, quoique séparément, dans la culture européenne, faut-il qu’on s’en souvienne...
AVANT AVANT
Bien avant la révolution des ouvriers-au-marteau et paysans-à-la-faucille, on a pu attribuer différentes valeurs à ces objets usuels élevés au rang de symboles. Cela les entoure-t-ils, ces emblèmes imbriqués, d’une photogénie particulière ? Cela se pourrait peut-être...
En superposant ainsi les images de faucille et de marteau à travers les âges de nos mémoires plus ou moins conscientes, on ne cherchera pas bien sûr à rivaliser avec Georges (Dumézil)... et les analogies qui suivent ne vaudront pas beaucoup (comme d’ailleurs tout ce qui se dit pseudonymement sur le web :). Voici donc quelques réminiscences qu’il peut être amusant de rapprocher des signes glanés sur le réseau, pour simplement relier dans un grand écart incongru, mais pas insignifiant, les éléments disparates de motifs religieux anciens et les logos du vieil opium du peuple.
Ainsi chez les anciens Grecs. Kronos (ou Cronos et Chronos alias Saturne chez les romains, dieu symbolisant le temps) fut doté d’une faucille par sa mère Gaïa afin de la venger de son père Ouranos, lequel avait repoussé ses fils géants et les Cyclopes en son sein, empêchant ainsi la déesse de générer la chair de sa chair. Ouranos craignait que ces enfants ne le détrônent. A l’aide de cette faucille, Kronos émascula Ouranos, selon les plans de Gaïa, au moment d’un accouplement piège entre la déesse et le dieu [1]. Les Erynies, les Géants et les nymphes naquirent du sang tombé de ce qui restait de la défunte virilité d’Ouranos. Aphrodite/Vénus naquit de la semence tombée dans la mer.
Kronos prit bien évidemment la place de ce père dont il avait coupé la carrière de dieu procréateur, introduisant ainsi une autre coupure dans l’ordre symbolique du mythe en représentant pour les Grecs une forme d’entrée dans l’histoire et sa temporalité. Kronos, également nommé le Falciger, "celui qui porte la faucille", avait en fait une faucille de silex qui finira aussi par le doter de la qualité de dieu protecteur des agriculteurs (moisson).
La faucille ou sa grande cousine la faux, symbolise le couperet du temps. On la retrouve dans la représentation traditionnelle de la mort, et dans les cérémonies celtes de cueillette du gui [2]. La faucille, avec laquelle le druide officie lors de la ceuillette du gui, symbolise aussi cette coupure entre deux ordres temporels (le temps historique et le temps cosmique). Le gui tombé à terre est censé l’ensemencer afin de favoriser le renouveau du printemps à venir. C’est que le gui n’est pas n’importe quoi, il représente le sperme de l’arbre. La mort est ainsi liée à la vie, sur le mode de la reproduction sexuée (des éléments différents en créent un autre, et disparaissent).
La faucille est dans ces deux cas un instrument qui sépare deux époques symboliques, en retranchant d’une entité (Ouranos ; l’arbre porteur du gui) un élément doté de pouvoirs de fertilisation. La coupure qu’elle provoque n’est pas une destruction ; elle marque la fin d’un état et accompagne le passage à une autre forme d’organisation liée à la vie.
La faucille est aussi associée à la déesse Céres (ou Démeter), qui préside aux moissons, et peut aussi être liée
à la lune (dont le croissant est aussi parfois symbolisé par une faucille) que la superstition populaire associa longtemps à la fertilité et à la femme (encore aujourd’hui dans certaines maternités, on raconte des histoires de bonnes femmes liant le sexe des enfants ou les pics d’accouchements et les phases de la lune).
Toujours dans la symbolique mort/renouveau et surtout fécondité (associée à la prospérité promise en URSS), un autre mythe grec renforce cette idée de faucile comme instrument d’une coupure créatrice (ce qui est en fait présent aussi dans l’idée de révolution : coupure avec un ordre ancien direction les lendemains qui chantent). C’est l’histoire de la fin de Méduse. Persée (le jeune brave qui lui tranche la tête durant son sommeil, et super équipé avec bouclier spécial, godasse de sprint... brave mais pas téméraire...hein) accomplit ce geste avec une lame courbe emmanchée fournie par Hermès, toujours dans les bons coups (d’où son statut de dieu du commerce). Lorsque la tête tombe, on assiste à des naissances : celle de Chrysaor, enfant de Méduse et de Poséidon, et celle de Pégase, qui s’élance illico du ou ensanglanté, comme libéré par le couperet de la faucille. Au péril de la pétrification que suppose la Méduse s’oppose l’envol du Cheval ailé, réputé indomptable, symbole de liberté et pourvoyeur d’inspiration (notamment poétique).
Le marteau est, avec les tenailles et l’enclume, un des attributs d’Hephaistos (Vulcain), dieu grec des œuvres du fer, entre autres. Tenailles et enclumes n’ont pas fait logo. Il ne sert cependant pas qu’à travailler virilement le métal rougi dans la forge et symboliser la force et le travail. Le seigneur des boucs, Thor, fils d’Odinn selon certains, possède lui aussi un marteau, ou une masse, seule arme efficace contre les Géants, qui ont la tête très dure, comme on sait. Seconde utilité symbolique, le marteau est aussi posé sur les genoux de l’épousée afin qu’elle donne progéniture d’hommes nouveaux. Procréation Assistée Outil, le sigle est connu.
L’association des outils fait ainsi une itération sur le thème de la re-naissance (l’homme nouveau ?), avec l’aspect phallique du manche épais à tête/gland de fer, et l’arrondi du ventre de la faucille visiblement proche du terme, portant plus ou moins bas selon les logos. Ils sont donc généralement couleur du sang qui gicle (...qu’un sang impur abreuve nos sillons...) ou de l’or que l’alchimie dialectique et la dictature du prolétariat feront naître du vil plomb. Sont associés dans l’image : la vie, la mort et le sexe, la fin du père, les œuvres des hommes et le crépuscule des dieux. Du gros calibre...
APRES AVANT
D’où la faiblesse relative d’évocation de nouveaux logos alternatifs de mêmes courants politiques : épi de blé, roue dentée, et même cerises (qui évoquent probablement le temps des cerises de la Commune de Paris). Outre le fait que l’arrondi symétrique fait disparaître la perception visuelle d’un ventre fécond au profit d’un rond tout bête, il leur manque la puissance des signifiants fondamentaux de la vie et de la violence, et le substrat du mythe.
Car, si l’on ne veut plus des aspects fondamentaux du symbole, mieux vaut l’abandonner (comme l’ont fait beaucoup) que tenter d’en amoindrir la violence substancielle pour tenter de moins déplaire aux masses, voire de leur plaire. Le signifiant n’est pas "améliorable". Non que l’épi de blé ne puisse théoriquement représenter le paysan ou la roue dentée l’ouvrier. Mais il y a là éloignement de l’action humaine directe (au profit du produit ou de la médiation mécanique), et la promotion d’un rond étrange, faux vagin denté (à moitié, et dents à l’extérieur, rien à craindre), symbole de fermeture ou de totalité bien délimitée.
Bref, à vouloir modérer une symbolique, on en a fait une autre, bien différente, celle de la clôture. Mauvaise affaire. Et l’échange de la roue dentée, élément anonyme d’outil flexible, rouage banal, contre le marteau, archétype de l’outil spécialisé, n’est pas heureux. Un peu comme si la Justice laissait la balance pour un pèse personne (électronique), ou Pegasus mail le cheval ailé dont on causait plus haut pour une bagnole (ou un avion, une bicyclette). Pourquoi pas une carte mère ou une souris tant qu’on y est...
D’autres (angliches) ont préféré conserver les outils, mais changer la couleur pour un bleu de Prusse. La couleur c’est important aussi. Ce n’est plus du tout pareil, le sang bleu, ce n’est pas celui de notre classe, voyons, c’est connu, ni celui qui coule du cou du taureau sacrifié des rites de Mithra. Et pas même celui du bélier de l’Odyssée, qui est noir. Le sang bleu, ou vert, ou jaune fluo, ce n’est...rien. Le rouge et l’or, point final, comme la lutte...
La perte du sang dans le logo, c’est en l’espèce la perte du sens, et la perte du sacré, spécialement religieux, qui pétrit l’adepte là où il faut pour qu’il demeure un convaincu camarade, comme dans tous les messianismes, et même bêtement dans toutes les organisations de croyants. Il n’est que de voir les statuts du liquide dans les religions monothéistes à prétentions universelles. Statuts différents mais toujours forts. Impureté à rejeter, qui justifie des types de mise à mort des animaux, ou bien à l’inverse substance du fils de dieu dans l’eucharistie, ou encore don au dieu dans le sacrifice.
Alors quoi ? Peut être n’est-il plus besoin de la mort, ni de l’acte humain, ni du ventre et accessoires, choses triviales, voire obscènes, le monde est devenu gentil propret (y a qu’à voir). L’organisation du monde ne se représente plus dans les trois ordres du sacré, du guerrier et de la fécondité, signifiées dans les logos anciens du marteau (ou masse, massette) et de la faucille (ou serpe, serpette), autrement appelée idéologie tripartie des indos-européens (merci, Georges)... Mais quand même, engendrer des hommes nouveaux avec des queues de cerise et des roues dentées, sur un réseau virtuel en plus, ça va être bien difficile...