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mardi 10 octobre 2000

Pour en finir avec l’illusion d’un cyberespace immanent

Petit essai de linguistique fictive... mais réaliste et parfois de mauvaise foi.
par Pascale Louédec
 

On oublie trop souvent que l’existence et le rayonnement d’Internet et de ses applications sont, entre autres, soumis aux conditions physiques, géographiques, politiques et culturelles de son implantation et de son instrumentalisation.

Et l’on baigne souvent en effet, dans l’illusion numérico-centriste d’une sorte de « télécosmos indivisible » suggéré par le terme, désormais très en vogue, de « cyberespace ».

Le cyberespace, c’est quoi ?

De nombreuses définitions en sont données, sur le Web, entre autres lieux, et le terme est tant et si bien à la mode, qu’il vient d’entrer en grandes pompes, dans les sacro saints dicos papier « grand public et de référence », dont la notoriété panthéonique ne souffrira aucunement que je les passe ici sous silence.

Donc, me demandais-je, le cyberespace, c’est quoi ?

Pour le savoir, je me cantonnerai pour l’heure à deux définitions, parmi tant d’autres, car elles me semblent bien montrer les enjeux sémantico - philosophico - pratiques de tout exercice de définition.

Les mots ne sont pas innocents. Ils véhiculent, souvent à notre insu, certains présupposés ou idéologies qui en disent long sur la façon d’envisager le monde et les humains qui s’y démènent.

Les deux définitions qui vont suivre, n’échapperont pas à cela.

J’examinerai d’abord, celle, très solennelle, de Môssieu l’Office de la Langue Française - un charmant organisme québécois pour le recensement de notre idiome commun - définition, que je me permettrai donc :
- 1. de rapporter, en vertu de la tolérance légale sur le droit à la courte citation ;
- 2. de commenter, en raison d’une tendance naturelle à faire des commentaires à propos de tout, de rien et donc aussi, pourquoi pas, du cyberespace, si vous le voulez bien...

« cyberespace n.m.
- Lieu imaginaire appliqué métaphoriquement au réseau Internet et dans lequel les internautes qui y naviguent s’adonnent à des activités diverses. »

Ce que l’on pourrait dire de prime abord, c’est que ça commence bien... En vertu de cette définition, vous êtes tout bonnement, vous qui lisez ces lignes, en proie à une sorte d’hallucination indéfinissable... Par la magie de votre écran d’ordinateur, vous venez en effet d’entrer dans un monde enchanté : celui de mon imaginaire.

Les mots que vous lisez, s’ils sont imaginaires, n’existent pas vraiment...
Ils sont fictifs, en quelque sorte, c’est-à-dire qu’étymologiquement ils font semblant d’être là sous vos yeux ! Ils font semblant d’exister, comme j’ai fait semblant de les écrire, tout comme vous, petit(e) comédien(ne), vous faites actuellement semblant de les lire...

« Imaginaire » ou « fictif » sont en effet deux parfaits synonymes : fictif étant issu du participe passé latin (le supin pour les puristes) fictus lui-même partie prenante du verbe fingere, feindre, faire semblant... nous serions donc en train d’halluciner !

Le cyberespace, « lieu imaginaire », n’existerait donc pas... et toutes les activités qui s’y trament ou pire, s’y fomentent seraient - toujours selon l’Office National de la Langue Française - de pures vues de l’esprit :

« On considère les services disponibles dans le cyberespace, qui sont de nature strictement intellectuelle, en les comparant aux caractéristiques physiques du monde réel. Les internautes circulent donc dans le réseau pour faire du lèche-vitrines, pour s’informer, discuter, s’amuser, flâner et même parfois pour commettre un crime, comme dans le monde réel. »

La précision de la comparaison, « comme dans le monde réel » est tout à fait touchante... On continue de faire « comme si », de faire semblant... Bref, on continue à s’imaginer lire, écrire, partager des images, du son, des données de toutes sortes (et même les chiffres imaginaires de notre carte bleue !) dans cet espace un peu à part que les grands enfants que nous sommes appelleraient en rêve, bizarrement éveillés !

Le cyberespace, lieu intello-imaginaire, serait ainsi posé tout à fait opposé à la concrète, palpable et sans doute moins palpitante, existence du « monde réel ».

D’ailleurs, le toujours érudit Office-machin-chose-de-la-langue-blabla, nous confirme au passage, ce que l’on s’était déjà laissé dire, à savoir que :

« Le terme "cyberespace" est parfois utilisé dans le sens de "monde virtuel". »

Cette fois ça y est, le grand mot est lâché !

« Monde virtuel » ! C’est quoi un monde virtuel ?

Ben, c’est un peu comme un monde imaginaire, en moins précis encore. L’un des fameux dicos, dont je tairai le nom, m’indique, très laconique :
-  virtuel, adj. qual. (du latin virtus, force), qui n’est pas réalisé, n’a pas d’effet actuel.

Là, c’est très fort, en effet, et je dirais même plus : ça surpasse l’imagination...

En gros, si je tentais de rapporter cette définition à mon activité présente :
« Je viens et suis encore en train d’écrire un texte qui n’est actuellement pas encore réalisé. »

C’est en partie valable, puisque lorsque je tape les mots que vous, vous faites semblant de lire, je n’ai pas, et c’est nécessaire, encore fini le texte entier. Là-dessus, on est OK.

Mais ça devient réellement prodigieux quand, poussant cette analyse dans ses retranchements, je m’aperçois, médusée, que même lorsque j’aurai effectivement fini d’écrire ces mots, destinés au cyberespace, hé bien, je n’aurai aucune chance de les voir un instant « réalisés ».

Ce texte étant un cybertexte, il n’aura donc aucune chance, jamais, d’avoir le moindre début d’effet au présent, ni dans aucun moment de l’actuel, du vrai de vrai espace-temps... Snif... Avouons que vu comme ça, c’est presque sysiphien, presque désespérant...

Etre ou ne pas être, là est ENCORE la question...

Mais rabrouons nos larmes et soyons sérieux deux minutes.

Cette vision d’une nouvelle Utopia (du grec ou ne pas, et topos lieu, c’est-à-dire au sens propre « non »-lieu, lieu qui n’existe pas), est répandue et certes bien tentante.

Elle ressortit au désir d’évasion mentale hors le monde.

L’espace-temps ordinaire et ses contraintes, enfin suspendus... le pauvre humain enserré dans sa masse corporelle, pourrait renaître automatiquement, par la vertu d’une connexion, et sous une forme plus évoluée, plus spirituelle : cybérique.

Et le temps aboli serait comme une promesse d’éternité, d’une éternité absolue dans la virtualité de l’instant en suspens... Amen !

On n’est pas loin des religions, et le cyberespace, en nouveau monde virtuel pourrait bien être un calque de paradis artificiel...

L’Internet (nouvelle Jérusalem Céleste ? A moins que ce ne soit une autre Tour de Babel virtuelle...) serait donc quelque part (si vous trouvez où , vous me direz ...) coupé du monde réel ; et en abolissant la notion de distance géographique, de vitesse (qui n’est qu’un rapport du temps au lieu), il
« détruirait », rendrait caduque toute notion de localisation, de géoposition de l’internaute ainsi que les implications contextuelles habituelles que tout cela entraîne.

Cette perspective purement immanente, où Internet serait absolument déterritorialisé, ferait de chaque internaute un pur esprit, flottant, interchangeable, sans identité sociale ou physique, sans corps, sans visage ; bref chacun de nous, connecté au réseau serait soudain une sorte d’ectoplasme éthéré, aérien et pourquoi pas ubique.

Bref, l’internaute, en passe d’être consacré sur-homme deviendrait presque aussi un demi-dieu dans l’intervalle sidéral et imaginaire du cyberespace !

Cette représentation « virtualisante » des réseaux informatiques semble donc interrompre l’implication physique de l’individu qui produit, diffuse ou reçoit des données de toutes sortes. Elle m’apparaît - très subjectivement, je le concède - comme typiquement occidentale, judéochrétienne, et
n’est, somme toute, qu’une des approches, une des instrumentalisations possibles de ce canal de communication.

Elle est « idéaliste », « essentialiste » si l’on veut, dans la dichotomie ancienne de la matière face à l’esprit, du concret contre l’abstrait.

D’ailleurs, il est assez intrigant de noter que tout l’aspect technique, très prosaïque, de canal de communication apparaît peu dans les définitions rencontrées sur le Web, de ce fameux espace technologico-numérique baptisé cyber...

L’Office québécois de la Langue Française - toujours lui - indique même à ce propos que les synonymes acceptables sont : « monde cyber » ou « monde cybernétique » voire « cybermonde » (le terme « monde » étant ici révélateur d’un rêve concurrentiel face au vieux monde réel) mais que « le terme "espace hertzien" n’a pas été retenu pour des raisons de concurrence inutile et de manque de précision. » Il devait être aussi, peut -être, à la fois trop technique et pas assez créationniste...

Qu’on envisage le réseau de la sorte, pourquoi pas. Après tout cela est légitime, à la manière du pacte de lecture, pacte de réception qui s’élabore face à un livre ou bien au cinéma.

Mais il faut garder en conscience, que ce n’est là que la projection d’un
désir, ou d’une crainte de l’internaute lui-même qui décide d’adhérer à ce type de représentation.

Et que l’on ne prétende pas que c’est la seule approche valable de ce qui reste un média - certes hors du commun, mais un média quand même,
c’est-à-dire un canal de communication ancré dans la société qui en use.

La cyberchose éthnocentriste met enfin pied à terre

La seconde définition que je voudrais évoquer, n’est pas celle d’un organisme qui se veut régulateur du bon usage, comme l’est par ailleurs, le très sérieux Office-National-etc.
C’est celle du plus modeste mais très fouillé Jargon Français, Dictionnaire francophone généraliste de l’informatique.

A la rubrique "cyberespace" toujours, on peut donc lire ceci :

« cyberespace : l’espace virtuel qu’on trouve dans les ordinateurs ou entre eux, dans les réseaux. Voir cybérie, cybérien. »

A première vue, là encore, on se dit que les illusions optiques ne sont pas loin.

Et on se prend à lorgner d’un drôle d’oeil, l’espace intermédiaire, laissé dans le salon, par les deux ordis en réseau, connectés sur Diablo 2, où les deux petits derniers jouent, comme hallucinés par le cyberespace ludico-guerrier de leur rêve éveillé...

On lorgne, on scrute, on louche, des fois, qu’on verrait quelque chose bouger entre les deux écrans des moniteurs... Mais, non, rien, à part une plante verte affaissée, un peu palie par les ondes ou le manque d’arrosage... Faut peut-être des lunettes spéciales, comme au cinéma en trois D, pour espérer apercevoir ce très fameux « espace virtuel qu’on trouve dans les ordinateurs ou entre eux » ?

C’est peut-être tout simplement directement à l’intérieur de la grosse boîte qu’est mon ordinateur, que je devrais tenter d’exercer à l’avenir, la perspicacité de mes talents d’extra-lucide débutante...
Faudra qu’je pense à mettre des verres fumés, la prochaine fois que j’ouvre mon unité centrale, pour trafiquer - encore une fois - les branchements de la carte vidéo...

Bon, heureusement, histoire de ne pas trop foncer dans le genre cybéro-mystico-halluciné, en poursuivant gentiment la lecture de la définition des jargonneurs français, j’ai trouvé ça :

« Ce cyber chose fait rêver pas mal de monde, et est à l’origine de tout un tas de mots : cybersexe, cyberculture, cybermonde, etc. D’une manière générale, le "cyber" (du grec kubernân, signifiant diriger), désigne toute la mouvance socio-culturelle éprise de technologie, de communication et de musique électronique (techno), le tout sur un rythme syncopé. »

Ouf, avec un brin d’esprit critique, on replonge là dans le « connu » : le contexte socio-culturel, ancré quelque part, forcément quelque part...

Et ça confirme même mon intutition bizarre d’éthno-centrisme occidental, dans la représentation cybernétique d’un monde nouveau et de substitution au premier monde. En effet, si l’on en juge de la paternité lexicale du florissant cyberespace : « Ce terme est attribué à W. Gibson, dans son bouquin "Le neuromancien" ("Neuromancer" en VO, et
non pas "Nécromancien" comme certains le pensent.
 »

Cyberespace, te voilà démasqué : tu n’es donc pas un nouvel univers révélé par je ne sais quel dieu technologique.

Ouf ! On retombe sur ses bonnes vieilles pattes, dans ce bon vieux monde.

Le donc fameux cyberespace et sa mythologie de seconde main - quatrième dimension où dès que je me connecte, je me cybérise, je me décorporèle, ou je m’ectoplasmise (vous voyez, moi aussi je peux donner dans le néologisme) ; ce cyberespace, désancré de toute réalité spatio-temporelle prosaïque, est avant tout une invention de romancier. De la science-fiction !

Il est donc bien issu de ce bon vieux pacte de lecture, où monde et fantastique se confondent, sans que l’on puisse dire si l’on a rêvé ou pas . Voilà donc le contrat que nous offre le mot « cyberespace » : une utopie ludique, romanesque et qui pour le coup, vraiment, joue sur l’imaginaire.

Tout va bien. Il ne s’agissait donc que d’un mot pour jouer, pour gentiment s’évader, pour imaginer un ailleurs comme on joue le jeu d’un bon film, d’un bon bouquin, auquel on se laisse prendre, dans lequel on se laisse glisser (le corps entre parenthèses) quelques instants. C’était donc une douce illusion.

Un méta-espace transitionnel moins poétique, plus politique et bien réel

Mais revenons sur notre vieille planète, et soyons deux minutes, si vous le voulez bien, terre à terre ou réalistes.

Accrochons-nous quelques secondes à notre petit corps planté derrière l’écran, et à la matière grise tendrement abritée par notre boîte cranienne.

En y réfléchissant avec un brin de rationnalité, on s’aperçoit très rapidement que le Réseau, lui, est fondamentalement cerné par la plus prosaïque des réalités. Il reste doublement technique et abstrait, numérique et concret, mais tout à fait réel. C’est la conjugaison de possibilités technologiques faites de composants tout ce qu’il y a de plus palpables, de possibilités logicielles et de possibilités (variables suivant le type ou la fille branchés dessus) intellectuelles, sociales, culturelles, économiques et tutti quanti.

Lors, très sérieusement, et pour revenir à nos velléités définitoires (mais non définitives), on pourrait établir une nuance très importante du point de vue sémantique et terminologique.

Pour vous la définir, moi qui ne suis pas officielle, mais simplement bavarde et rationnelle, je vous proposerai aussi un nouveau mot, ou plutôt une nouvelle expression ; qui, si elle ne parvient jamais (ce que je pense) à détrôner le chic et toc "cyberespace" , pourrait du moins, en phagocyter le contenu, la sémantique « subtantifique moelle », et permettre à chacun d’envisager raisonnablement ce drôle d’espace, entre esprit et matière, auquel je rends hommage puisque c’est par sa grâce que nous pouvons, là, vous et moi, communiquer.

Je propose donc de distinguer à l’avenir les nuances, existentielles autant qu’essentielles, qui apparaissent à l’examen, entre un cyberespace romanesque, un brin éthéré et un méta-espace plus objectif de l’Internet :
- l’un, subjectivement pris comme espace autonome , récréatif serait donc ludiquement désancré de nos réalités triviales ;
- l’autre, le précité méta-espace cher à ma moelle de roseau que j’espère pensant, étant considéré, de façon plus posée, comme un espace numérique trasnitionnel et/ou transitoire, et donc articulé au territoire global.

C’est donc avant tout un espace intermédiaire, média, médian autant que médiateur. Sa plus évidente fonction étant de permettre l’interconnexion d’individus ou de machines, localisés en un endroit précis.

Nous disposons, en somme, d’un véritable espace relationnel. Encore faut-il savoir ce que l’on peut en faire, et ce que l’on accepte d’y être aussi soi-même : un doux cyberêveur, un citoyen, un ce que l’on voudra...

Allons-nous profiter de l’opportunité de cet outil, comme d’un espace de réflexion, de liberté, de création ou de travail coopératif au profit de la société civile ?

Il offre aussi matière à questionnement éthique et politique.
En permettant l’expression directe, plus ou moins libre de tout internaute ancré dans cette société civile, ce donc nommé « méta-espace » numérique et transitionnel qu’offre Internet, re-sémantise aussi d’autres espaces qu’il nous invite à penser : ceux plus difficiles à cerner en terme de droits et d’éthique, que sont l’espace privé face à l’espace public.

Ce sont là des questions tout à fait terre à terre, mais ô combien pregnantes, auxquelles je n’aurai pas la prétention de répondre aujourd’hui...

 
 
Pascale Louédec
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20 janvier 2001
18 décembre 2001
 
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> Pour en finir avec l’illusion d’un cyberespace immanent/réponse à Yann
12 octobre 2000, message de Pascale Louédec
 

Cher Yann,

Je suis heureuse que vous apportiez votre eau à ce petit moulin de la réflexion sur le vocabulaire.

L’article ci-dessus est un tantinet provocateur mais n’a pas de prétention dogmatique ; en matière de langage comme en matière d’Internet, la mouvance et la liberté d’interprétation sont reines ; Il ne s’agissait pas pour moi de saisir et de chloroformer un sens unique pour appréhender tout cela !

Je n’oppose pas moi-même un espace réel et un espace numérique doté effectivement de cette "infinité d’épaisseurs" dont vous parlez. Je reconnais comme parfaitement valable cette analyse d’un "environnement" en expantionnelle mouvance avec une "infinité d’interactions possibles qui vont" comme vous dîtes "du couple perception/expression chez l’individu aux programmes
autonomes qui peuvent proliférer sur le réseau en la quasi-absence de reconnaissance humaine"

Je partage d’ailleurs profondément cette vision des choses.

Le passage sur la science-fiction relève de la boutade ; et lorsque je parle de dichotomie, ce n’est pas pour la reprendre à mon compte mais pour évoquer une opinion que je vois souvent répandue, et qui me semble réductrice voire fallacieuse.

La définition originelle, du créateur du mot, est tout à fait en phase avec ce que je pense, et dis.
Le but de mon article est d’attirer l’attention sur ces questions définitoires, prismatiques et nécessairement réductrices, face à ce qui évolue sans cesse.
Je ne propose pas un bon usage du terme ; je ne conteste à personne d’y inclure la perception qu’il souhaite ; je dis simplement qu’il y a une pensée dominante sur ce thème, qui n’est pas la seule possible ; et qui est surtout un éclairage particulier, face à d’autres éclairages possibles.

Je veux mettre en avant, l’aspect proprement subjectif de toute activité définitoire, qui est elle-même fonction selon la position de celui qui définit, son statut, l’image qu’il a de soi, et celle qu’il propose aux autres.

Si définir, c’est donner les limites de quelque chose, tracer les frontières ; ce n’est qu’un exercice que l’on pratique couramment pour des raisons de communication, pour permettre à autrui de savoir à peu près ce que l’on met derrière l’arbitraire d’un signe ; c’est une activité impossible face à l’espace numérique.
Définir quelque chose, cela relève de la pratique utilitaire. Toute activité de définition est sinon soumise à l’imperfection, du moins utopique si l’on veut d’un point de vue épistémologique saisir la réalité du monde et de ce qu’on y trouve. C’est une opération qui vise à établir un consensus entre la subjectivité fondamentale de tout regard sur le monde, de toute expression, et le désir du partage que la communication peut impliquer, mais aussi de l’objectivité que la raison appelle.
Cet exercice définitoire que l’on pourrait juger nécessairement voué à l’échec, est cependant utile, car c’est une interrogation sur soi, sur l’altérité des choses, des êtres, sur les sens prismatiques de nos actes, pensées, paroles, créations, etc.

Je pense, que c’est une activité de mise en perspective, d’examen qui permet de faire émerger une crise des sens possibles, c’est-à-dire la multiplication des points de vues, des approches, des définitions, des perceptions, etc...
Le caractère ironique de l’article, joue sur le décalage, la rotation des approches possibles. Sa seule ambition est de permettre à chacun de réagir, de s’interroger, de tenter de voir s’il a lui aussi une définition intérieure de la chose, conscientisée ou non.

La démarche critique que je propose est une mise en perspective, une démarche visant à la réflexion et à l’évaluation de nos repères personnels ou collectifs face à l’espace-Internet, pas une direction imposée ! Je ne saurais proposer une définition exhaustive ; je ne crois pas aux définitions exhaustives. Je crois que le langage est lui-même un lieu de médiation, d’interrogation, de mise en émoi, ou en question de ce que nous voyons, pensons. Mon repère à moi, part du Cogito, en passant par
l’interrogation sur notre perception des choses, celles de la phénoménologie de Husserl par exemple, qu’il faut bien concilier avec notre impression quotidienne non réflexive de la réalité. Les espaces numériques, et leur articulation ou non aux espaces territoriaux, interroge le concept même de perception de la réalité. Moi, je ne prétends détenir aucune vérité sur ce qu’est ou non la réalité ; je joue simplement à déjouer certaines attitudes qui visent à figer des dogmes. Il n’y a pas chez moi, du moins, je l’espère, de perception monolithique de l’Internet et de la diversité de ses espaces, de ses possibilités, encore certainement méconnues. Je pense que l’espace numérique en perpétuel mouvement (du fait de l’interconnexion qu’il suppose ) est un espace d’une profondeur exponentielle, sidéral.

Je ne dénie nullement cet aspect-là des choses. Je remarque seulement que la définition de ce cyberespace est souvent largement englobée dans une perspective de type mystique. J’ai rencontré de nombreux internautes qui opposaient monde numérique et monde réel ; qui parlaient de déréalisation. Je croise souvent des discours du genre :
- " Avec l’ordinateur, l’homme acquiert deux propriétés nouvelles. Un, l’ubiquité. (….), " Deux, l’autonomie dans la capacité d’action, via les logiciels ".
Si j’adhère parfaitement à la seconde de ces positions de Pierre Lévy, dans le dernier numéro de Transfert, il me semble que la première est douteuse, voire dangereuse : elle pose comme évidente un changement de nature de l’humain par la technologie, qui me semble vectrice de dérive. Mais c’est peut -être le spectre de tant d’idéologie visant à la création d’une variété nouvelle d’humains, en germes culturels au XIX ème siècle, qui ont donné les cauchemardesques effets historiques du XX ème siècle.
La nature humaine, si imparfaite soit-elle est ce qu’elle est, et n’a pas à être modifiée autrement que par sa propre logique.

L’espace ouvert par Internet, quel que soit le terme par lequel nous tentons de le désigner est partie prenante du réel, ou du moins de ce que je perçois tel, dans la relative subjectivité à laquelle, aucun de nous, malgré ses louables efforts de rationalisation ne peut s’échapper, à moins d’échapper à cette condition humaine qui fait que je suis, cet étrange être intime, ce moi qui est un autre, et qui ne peut être pourtant autre chose que soi-même.

Je ne voudrais en aucune façon préjuger de tous les sens qu’il nous permettra d’explorer, de construire, rêver, imaginer ou utiliser ; je voudrais simplement que chacun s’interroge sur ce qu’il en perçoit, ce qu’il y fait, et ce qu’il en peut faire par exemple (liste non exhaustive encore une fois ).

Bref, je ne suis ni un prophète ni un législateur du Net, je ne prétends ni posséder ni révéler une quelconque vérité, une quelconque loi.

Je vous propose simplement d’ouvrir la réflexion, le débat, la contradiction, etc.

Et je vous remercie encore, cher Yann, de permettre la confrontation, pour un début d’approche prismatique de tout cela.

Cordialemnt,

Pascale

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> Pour en finir avec l’illusion d’un cyberespace immanent
12 octobre 2000, message de yann
 

L’esprit critique de Pascale est assez louable par les temps qui courent mais je me permettrai cependant une petite remarque qui tend un peu à retourner le propos comme un gant ou une chaussette, au choix.

Il me semble que dans cette critique du terme ’cyberespace’, la définition a été (historiquement) prise à l’envers, c’est à dire d’abord par ses déviations plutot que par son origine qui est notée en dernier lieu, je veux parler de la définition de W.Gibson qui est bien le créateur de ce mot et dont la définition est alors grosso-modo : "L’ensemble des ordinateurs et des individus interconnectés".

Il n’y a donc pas à l’origine de dichotomie entre présupposés "monde réel", celui des individus et des machines physiques, et "monde virtuel", espace de l’information sous forme de données encore pour l’heure binaires. Le terme générique de cyberespace englobe l’ensemble de cette réalité et pose le constat que cette réalité dépasse la seule appréhension d’un outil ou véhicule du language pour affirmer l’existence quasi palpable (AMHA) d’un "environnement" dans lequel, entre autre, la pensée individuelle se meut au contact de languages et informations qui echappent désormais à la compréhension humaine directe.

Il y a donc une infinité d’épaisseurs dans cet environnement qui vont du couple perception/expression chez l’individu aux programmes
autonomes qui peuvent proliférer sur le réseau en la quasi absence de reconnaissance humaine, et ce n’est plus de la science fiction.

Voila rapidement un autre point de vue sur cette question comme un petit contrepoids au propos de Pascale, qui j’en ai peur est un peu réducteur de la réalité dans laquelle nous évoluons, ou en tout cas, un peu réducteur des potentialités non purement fantasmatiques de cet espace nommé internet.

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