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L’Internet, c’est bien

(et c’est donc insupportable)
par Lefayot

L’Internet, c’est intolérable. Voilà un médium trublion par lequel le roi apparaît tel qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. C’est-à-dire nu, comme de bien entendu. Eh oui, le roi est nu, à poil en chaussettes, ridicule, avec son gros ventre flasque, alors qu’il essaie de nous faire croire à son excellence et à sa beauté depuis trop longtemps. On comprend que les médiateurs de tout poil hurlent au loup avec un bel entrain, eux dont la seule fonction est de servir de vêtements au roi, quand ils ne s’imaginent pas être le monarque eux-mêmes. Car qu’est ce qu’un médiateur (journalistes, « penseurs » pour news-magazine, bouffons télévisés, essayistes sans idées, ...) ? Sinon quelqu’un qui doit sans cesse convaincre qu’il est indispensable, un être d’une profondeur telle qu’elle nous permet à nous, simples mortels, de pouvoir appréhender le monde. Monde d’une complexité inouïe que seule leur présence permet d’expliciter un tant soit peu. Evidemment des esprits chagrins pourront se dire que la réalité se révèlerait avec d’autant plus de clarté que leur activité parasitaire cesserait. Ces esprits chagrins oeuvrent sur Internet, ou plutôt ce réseau leur offre une caisse de résonance minimale. C’est bien là le problème.

Evidemment on comprend l’angoisse de Mme Giroud lorsqu’elle déclare que sur Internet « n’importe qui peut raconter n’importe quoi ». Evidemment, elle, elle ne raconte pas n’importe quoi. La preuve, c’est qu’elle étale sa prose dans de prestigieux organes de référence qui savent de quel coté la tartine des annonceurs est beurrée. L’alliance de la finesse mondaine et du réalisme économique, que voilà une évidence de qualité. Pourquoi diable - dans ces conditions - du menu fretin se met alors à s’agiter dans les marges du réseau ? Puisque la vérité tombe toute cuite d’en haut, et certifiée par toute la cohorte des renvoyeurs d’ascenseurs.

Que je vous explique : le déchet sur Internet est faramineusement élevé. Je l’estime (totalement au pif) à environ 99,9%. Ce qui veut dire que dans le tas, finissent par émerger des personnes, par centaines, par milliers (en France), des personnes tout à fait compétentes pour parler du monde et des choses qui s’y déroulent. Des gens issus de ce que les cuistres appellent la « société civile ». Des comptables, des informaticiens, des plombiers, des chômeurs, enfin tous les corps de métier en résumé. Des gens qui se rendent compte avec délice que non seulement ils peuvent s’exprimer, mais qu’en plus leur amateurisme fait plus que rivaliser avec le professionnalisme et l’excellence auto-proclamés de nos médiateurs en chef. Des gens dont la prose ridiculise celle des nègres des précités, prose cyanosée et indigne, et dont les idées savent un peu sortir des sillons massacrés par tant de passages des gardiens du temple. Des gens qui fatalement finissent par se demander au nom de quoi les usurpateurs se pavanent sur leurs tréteaux. Car nos grands hommes et femmes, si leurs qualités professionnelles sont bien en deçà de celles des pas-tout-à-fait-humains qu’il faut guider de la voix, d’où tirent-ils leur superbe ? Puisque ce n’est ni leur talent, ni leur travail qui leur ont permis d’accéder à l’Olympe des donneurs de leçon, on peut raisonnablement supposer que ce sont leurs remarquables capacités d’homme (ou de femme) de cour. Ce qui est un joli terme pour désigner suivisme, lâcheté, prudence, lêcheculite, et sens inné de qui il faut écraser ou louer, suivant les cas. Pas que ce soit « mal » en soi, mais ce ne sont pas exactement les traits de caractère qui permettent de se poser en père ou mère la vertu et de pérorer sur le déficit démocratique. Comme si leur existence n’était pas en soi un signe patent de déficit démocratique.

Dans ces conditions, on comprend bien qu’ils ne tiennent pas trop à ce que ça se sache. Qu’on puisse faire la comparaison, et exiger d’échanger deux barils de lessive de daube contre de la bonne came qui lave vraiment blanc. Car celui dont les yeux pourraient être décillés par l’Internet, non seulement protesterait contre cette illégitime usurpation de la parole, mais finirait par se demander si cette caste de néo-charlatans n’a pas un effet négatif sur le bon fonctionnement de la société. C’est qu’il n’y a pas symbiose ; juste pur et simple parasitisme, et jusqu’à preuve du contraire, peu de parasites améliorent l’état de santé de leur hôte. Comme jadis les eunuques de la cour ottomane, on peut supposer que ces gens seraient prêts à tout pour conserver leurs places imméritées.

Et c’est ce qu’ils font, en profitant de leur position privilégiée à coté des haut-parleurs que constituent les média. D’où calomnies, ragots, coups bas, enfin toute la panoplie des prévaricateurs sur le point d’être découverts. Et voilatypa Internet accusé d’être un repaire de nazis. La belle affaire ! Après tout, il n’y a pas plus de nazis sur Internet que dans le monde réel. Plutôt moins, en fait. Mais jeune inconscient, vous ne vous rendez pas compte que ces gens-là, en diffusant leurs idées de haine, risquent d’abattre la démocratie. Comme si les fascistes et nazis historiques n’avaient pris le pouvoir autrement qu’à la faveur de crises économiques majeures et de diktats humiliants dont n’existe pas l’ombre à l’heure actuelle, en tout cas dans les pays où nos pères la vertu bombent le torse tels des pigeons spasmophiles. Mais crier au loup (et toujours le même loup) est bien tout ce qu’ils savent faire.

Autre argument savoureux : en refusant le rôle des médiateurs (c’est-à-dire eux-mêmes), les libertaro-totalitariens du net vont permettrent l’irruption du capitalisme sauvage et sans lois. Car chacun sait qu’aucun capitalisme sauvage n’a émergé depuis une vingtaine d’années. Personne ne doute que, par exemple, M. Martin Bouygues n’abrutisse la moitié du pays que dans le but de ne pas se faire des couilles en or dans la plus pure tradition d’un humanisme sur lequel s’assoient tous ses petits camarades (sauf lorsqu’ils sont interviewés à la télé par un de nos délicieux médiateurs). En fait, l’Internet représente le seul contre-pouvoir réellement effectif dans un monde à la botte des puissances d’argent, lesquelles sont sempiternellement légitimées par leurs larbins, pardon nos médiateurs garants de l’idéal démocratique.

Dernière tarte à la crème, la meilleure : l’Internet détruirait le lien social. On rit. Le lien social (si tant est qu’une pareille chose existe) est affaibli, à l’agonie depuis bien longtemps. Peut-être un demi-siècle. En tout cas, le lien social tel qu’il est défini par nos amis les médiateurs, c’est-à-dire, quelque chose qui nécessite la présence de médiateurs. CQFD. Il faut dire aussi à leur décharge que tous ces braves gens nourris au sein de la sociologie à deux balles ont un amour effréné (qui frise l’idolâtrie) pour l’existant. Pour le statu quo. La sociologie, c’est, ne l’oublions pas, la défense hystérique de ce qui existe là maintenant, existence dont l’excellence est justement démontrée par cette existence même. Dans ces conditions, leur petit cerveau atrophié est bien évidemment incapable d’imaginer quoi que ce soit de meilleur dans le futur, surtout si ce futur provient d’une discontinuité avec l’ici et maintenant. Sans compter qu’il faudrait un peu se demander ce qu’il a de tellement merveilleux ce lien social : panurgisme, allégeances, esprit de meute, médiocrité édictée en dogme...

Car c’est bien cela l’Internet, aussi. La revanche des inadaptés sociaux. Pas que ce soit le cas de tous les acteurs de l’Internet, loin s’en faut. Mais, entre autres, il permet à tous ceux qui sont exclus de l’espace de la parole par le pullulement exponentiel des professionnels de cette parole, à tous les rejetés de pouvoir enfin se faire entendre, et de faire entendre d’autres voix que celles de ceux qui se partagent le gâteau. Et qui se gargarisent en répétant à l’envi que le monde n’a jamais été plus démocratique depuis que les mercenaires du dialogue sont entrés en lice. Les ratés de l’échange verbal n’ont rien à gagner dans le monde que nos médiateurs nous dépeignent comme le meilleur pouvant advenir jusqu’à la fin des temps. Ils préfèrent s’investir dans le réseau qui, au moins, leur assure un minimum de visibilité. Si la société est vraiment basée sur un crime commis en commun (ce dont on peut douter, mais bon), on peut se demander à qui le crime profite, et on sait tout de suite ce que rejette une part des gens qui misent sur Internet et l’informel qui le caractérise.

Tout cela pour dire qu’Internet est vraiment révolutionnaire, au sens strict du terme. Il promet un autre monde, qui, certes, a des chances nulles d’advenir, mais qui au moins permettra à quelques espaces de libertés de survivre. Et ça, c’est insupportable. L’esprit libertaire, et des possibilités révolutionnaires, c’est intolérable à des gens qui ont raté leur révolution à eux et l’ont transformée en sordide gestion de leurs petits intérêts.

 
 
Lefayot
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> L’Internet, c’est bien
23 mars 2006, message de anna
 

je suis anglaise et je pense que je comprends cet article et c’est tres bien

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> L’Internet, c’est bien
9 octobre 2002
 

Enfin un texte lisible !
Bravo.
Je crois néanmoins (et si j’ai bien compris) qe vous vous faites une idée un peu trop élevée de ce que les "gens" ont à dire.

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Tout à fait d’accord
8 février 2002
 

Tout à fait d’accord. Gaffe quand même à pas passer sa journée devant un écran.

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