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13 octobre 2000
 
mardi 29 août 2000

First-Tuesday, la grande galerie de la régression

par Erwan Cario
 

Les first-Tuesday à la Grande galerie de l’évolution, ça pourrait prêter à rire. Mais c’est le plus sérieusement du monde que l’envoyé spécial de l’Ornitho (et accessoirement d’Uzine2) est allé enquêter pour savoir si les friconautes constituaient bien le chaînon manquant entre le chimpanzé et l’homme de Cro-Magnon.

Je n’étais pas franchement préparé à ça. Pour tout dire, j’avais encore la tête pleine des bons souvenirs du réveillon anti-capitaliste, place de la Bourse, l’avant-veille. Et à force de côtoyer des gens intéressants, désintéressés et fondamentalement humains, j’en avais fini par oublier les autres... La douche fut froide. Passer presque instantanément d’un groupe de poètes déjantés sur une petite scène devant le Palais Brognard à la Grande galerie de l’évolution où se tenaient les First-Tuesday de mai est un poil déroutant pour une personne normalement constituée.

Pourtant même là, dans ce temple d’un soir de la « net-économie », soufflait un vent de contestation. Lors de mon inscription (eh oui, m’ssieurs dames, n’entre pas n’importe qui, aux First-Tuesday, il faut s’inscrire et voir sa « candidature » acceptée) sur le site web fait pour, où, dans un élan de sincérité et de bonne foi, je me suis inscrit en tant que « acteur de la nouvelle économie » (si si !), j’ai quand même été faire un tour sur le forum de discussion. Et là, que vois-je ? Des petites graines de friconaute en train trépigner parce qu’ils ont vu leur demande refusée... Ils sont tellement mignons que je ne peux m’empêcher d’en citer un : « Y en à marre !! Cela fait plusieurs mois que je me bat pour monter un BP "professionnel", cela fait un mois que je me suis inscrit au FT, et leur foutu tri (on se demande qui il faut tuer pour entrer !) ne me permet, une fois encore que de rester dehors il y en a marre. je propose que toute les personnes non désirées envoient des mails à tous les médias pour crier l’incompétence des organisateurs de FT paris !! » et il finit, âme de leader qu’il est, par : « Une dernière chose : ce soir manifestation à 19h30 devant l’entrée de Ftparis ». Fichtre ! J’allais devoir arriver en avance pour voir ça ! La révolution serait-elle en marche au sein de la nouvelle économie ?

Quelle déception au final ! De banderoles aux slogans bien sentis (genre « Il y en a marre »), point. De jeunes énervés s’égosillant dans un mégaphone enroué, encore moins. Notre jeune rebelle m’avait abandonné, seul face à ma triste destinée. C’est donc entouré de costumes-palm-pilot-cravates du meilleur goût que je me suis faufilé dans la file d’attente destinée à la presse et aux investisseurs (les rouges et les verts, on dit, là-bas). « Le marché se structure » analyse, plein d’allant, mon voisin de file. « Oui, bien sûr, c’était une correction du marché, mais les fondamentaux sont là », lui répond son acolyte. « Ca y est ! J’y suis ! Ils existent donc vraiment ! Ils sont vrais ! Et je vais pouvoir en voir plein ! » exulte-je intérieurement...

Arrivé à l’entrée, c’est une ravissante hôtesse qui, après avoir consciencieusement vérifié la présence de mon nom sur sa liste, me tendit mon sésame en forme d’autocollant rouge. Remarquez, je dis « ravissante », je n’en sais fichtre rien, mon regard s’étant arrêté au niveau de son t-shirt fourni par le sponsor de la soirée : « Tocamak - Start-up accelerator ». Gloups... Rien que ça. En fait, il s’agit d’un « incubateur » (eh oui ! Ca existe pour de vrai). Dans son « portefeuille de start-up » (sic), on trouve entre autre un « guide Online des achats Offline », une « communauté des consommateurs » ou encore un « service en ligne de géo-intelligence ». Je la sentais bien, cette soirée, vraiment...

« J’ai eu Etienne Mougeotte, tout à l’heure, au téléphone ». Je venais à peine d’entrer et j’ai cru que le squelette de baleine s’était mis à me parler. En fait, car vous aurez bien deviné qu’Etienne Mougeotte et un squelette de baleine n’ont pas grand chose à se dire, surtout au téléphone, il s’agissait d’un jeune homme pressé qui parlait à une jeune dame pressée en montant les escaliers menant aux petits fours et à ses congénères...

Ici, le décor est très impressionnant. Jouxtant girafes et éléphants plus vrais que nature, grouille une faune inhabituelle. Entre jeunes cons qui poussent et vieux sérieux plein de thunes, les discussions font rage. « On s’adresse au consommateur » explique un badge jaune à un cravaté vert blasé. « Ce qui est intéressant, pour vous, c’est des projets rassurants » renchérit-il. Je l’imagine, tel un personnage de Tex Avery, parler à une pile de billets en costume trois pièces.

Une voix résonna (mal, vu la taille du lieu), il s’agissait de Delphine Eyraud, la grande cheftaine des lieux, annonçant l’invité de la soirée. En effet, à chaque First-Tuesday, un IPOisé prend la parole pour donner des conseils judicieux et innovants aux petits jeunes qui veulent se lancer. C’est toujours intéressant, l’expérience d’un vieux de la vieille de six mois. J’vous jure. Ce mois-ci, c’était au tour de Charles Beigbeder, le PDG de SelfTrade. Autant vous dire que toute l’assemblée a pu profiter de sa grande expérience dans la net-économie via son discours d’une originalité ébouriffante. « Il est très important d’avoir un Business-Plan bien rédigé » fut par exemple sa phrase la plus remarquée. Nombre de « Aaaaahhh », de « Ooooohhh », et de « Ca alors... » fusèrent en tous coins du bâtiment. Parti sur sa lancée, il déclama, solennel, cette phrase qui, n’en doutons pas, deviendra un futur cyber-adage : « Internet est en hyper-inflation, c’est le temps qui compte ». « C’était une correction du marché, mais les fondamentaux sont là », conclut-il dans une ferveur et un enthousiasme général qui auraient fait passer un débat au sénat pour une rave-party déjantée.

Les quelques tractations interrompues par cet extraordinaire intervention reprirent donc de plus belle. « J’ai un SAS de 40000 euros » ... ... « Nous n’avons que des arguments gagnant-gagnant » ... ... « Vous avez déjà deux millions ? » ... ... « Je vois un rapprochement immédiat ». Je ne me sens plus très bien, comme dans un tourbillon insensé qui m’aurait projeté en plein surréalisme... Vite ! Reprendre pied... « On ne devrait plus dire paneuropéenne ». Mais qu’est-ce qu’elle dit ? « C’était une correction du marché, mais les fondamentaux sont là ». Noooooon ! Tout tourne autours de moi... Un repère. Le buffet. Un verre. Sauvé !

Réfugié près du réservoir à petits fours où j’espérais côtoyer plus de sympathiques pique-assiette que de véritables win-win-rapaces, je commençai à discuter avec un énergumène dont le badge « UNESCO » me rassura quelque peu... Je ne fit attention qu’un peu tard, trop tard, à la couleur, jaune, de son badge. « L’UNESCO, c’est une couverture (Aïe !), en fait, j’ai un projet lucratif à fond la caisse ». Sur ce, il se mit à m’expliquer en détail son « vrai » projet (il est à noter que tout le monde se targue d’avoir un « vrai » projet, contrairement à tous les autres). Je n’ai pas très bien compris, mais en gros, il s’agissait d’un portail éditorial de gastronomie franco-germanique avec du e-commerce dedans. « Je sais, ça a l’air un peu iconoclaste (sic), comme ça », crut-il bon d’ajouter, juste avant de préciser : « Je suis en contact avec Paribas pour 20 millions ». Je ne sais plus trop qui a comparé la bêtise humaine à la taille de l’univers, mais je crois bien en avoir vu l’illustration. Juste avant que je m’éclipse, il me fit quand même part de ses impressions sur les First-Tuesday en regrettant qu’ils n’aient pas « créé de lieux sectoriels en fonction des business », et que franchement, « les badges [étaient] trop petits ». Allez, salut, à la prochaine...

La soirée et mes neurones étant déjà bien entamés, il était temps pour moi de déserter. Encore une fois cette foule à traverser, ça allait être dur. « On va peut-être sponsoriser la rubrique cadeaux » ... ... « Ce qui serait intéressant, c’est que vous m’envoyiez un e-mail » ... ... « C’était une correction du marché, mais les fondam... » (je crois que j’ai eu ma première envie de meurtre à ce moment précis). Ouf, la sortie, de l’air, frais, gratuit, sans pub ni stock-option.

En me retournant une dernière fois sur cette bâtisse dédiée à l’évolution des espèces, je me mis à douter sérieusement de la darwinienne sélection naturelle. Quelques millions d’années pour en arriver là, quelle misère ! Sur un grand panneau expliquant l’exposition thématique du moment, « Pas si bêtes », je lus : « Escargots, dauphins, pigeons, crapauds, ils ont tous un cerveau comme le nôtre qui fonctionne de la même façon ». Il faut croire que les organisateurs de cette expo n’étaient pas sur place ce soir-là...

 
 
Erwan Cario
 

Reportage réalisé aux First-Tuesday, le 2 mai 2000.

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