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En route vers la régulation
 
dimanche 13 août 2000

régulation.net

Chronique de fin de millénaire
par Jean-Marc Manach
 

1999 fut non seulement l’année qui vit l’affaire Altern.org modifier le paysage de l’internet européen, mais aussi celle des censeurs de l’internet, qui n’ont eu de cesse de conforter leur empire, sous couvert d’une « régulation des contenus » censée définir une « déontologie » de la liberté d’expression sur le réseau...

Jusqu’ici... tout va bien

Depuis le 1er janvier, le surf australien est soumis à une « régulation des contenus ». C’est le premier pays démocratique à remettre entre les mains d’une instance « indépendante », l’Australian Broadcasting Authority (équivalent du CSA en France), le contrôle de l’internet. Objectif : protéger enfants et personnes « sensibles » de la pornographie, l’incitation à la haine et autres contenus illégaux ou immoraux via une classification des sites web sur le modèle des films et vidéos : CR (interdit), X (pour adultes), et R (moralement condamnable). 5 personnes (!) ont été engagées pour recevoir les complaintes et dénonciations des aspirants censeurs, et dresser une liste noire des sites australiens mis « hors la loi » que les fournisseurs d’hébergement doivent fermer. Si les fournisseurs d’accès ne sont pas obligés de « filtrer » eux-même l’accès au web, ils doivent faire la publicité des systèmes de filtrage, bien qu’ils aient prouvé leur inefficacité, sans parler de l’absurdité de la chose : certains logiciels vont jusqu’à censurer des mots comme « libre », « sein », « anarchie », « cuir », ou encore... « Pamela ».

Pour l’Electronic Frontier Australia, « C’est une véritable censure sous couvert de protection des enfants. Les sites illégaux sont de toute façon déjà contrôlés et poursuivis par des lois et des services judiciaires en place. Pourquoi rajouter une "régulation" aussi floue ? », d’autant qu’elle induit « dommages collatéraux » au développement de l’internet et surcoûts aux professionnels du commerce électronique. Et d’ajouter que « cette loi ne marchera tout simplement pas » (il est techniquement possible de contourner la censure, que l’on soit internaute lambda ou webmaster d’un site porno). L’Electronic Frontier Foundation, organisation américaine pionnière dans la défense des droits de l’internaute dont le ruban bleu, symbole de la liberté d’expression sur l’internet, couvre une très large part du web indépendant, résume l’enjeu : « Ce que nous avions pu empêcher en 1996 aux Etats-Unis avec le Communication Decency Act vient de se produire en Australie. Si ça se passe là-bas, ça sera peut être demain en bas de chez nous. »

Les leaders de l’autorégulation

La régulation d’Internet dans les démocraties est pourtant un « serpent de mer » que plusieurs organismes, largement financés par de gros consortiums privés, essaient depuis longtemps de mettre en place.

Le plus célèbre d’entre-eux, le RSACi (Recreational Software Advisory Council’s Internet), repose en partie sur une auto-classification, par leurs créateurs mêmes, des sites web. Son filtre équipe déjà, et « en série », Microsoft Internet Explorer et Netscape (soit 95% des navigateurs, bien que rien n’oblige leurs utilisateurs à activer le filtrage), mais ne recense que 120 000 sites, sur les 8 millions recensés par NetCraft, chiffre auquel il faut rajouter les millions de pages persos hébergées par les providers gratuits... On ne pourrait être plus clair que le président de l’Internet Content Rating Association, sattelite de la RSACi, « ému qu’autant de leaders de l’internet travaillent ensemble à une classification des contenus ». Plus que moraux, les enjeux sont surtout économiques, les bailleurs de fonds de ce lobbying ayant pour nom Microsoft, AOL, Bertelsmann, British Telecommunications ou encore IBM.

Si ces féroces partisans de la « loi » du marché voudraient bien réguler, sinon privatiser l’internet, au dépens des lois pré-existantes, l’Union Européenne n’est pas en reste : elle s’est dotée d’un plan d’action destiné à « promouvoir un usage plus sain de l’internet et encourager, à un niveau européen, le développement d’un environnement favorable à l’industrie de l’internet ». L’INCORE (Internet Content Rating for Europe), lobby financé par Microsoft et la filiale e-business de MCI WorldCom, a ainsi pu annoncer son objectif officiel : adapter les standards de la régulation, généralement créés aux Etats-Unis, aux « normes », langues et cultures européennes, et... « Garder le meilleur de l’internet », tout simplement.

« L’internet est un danger public »

Pris de cours lors de l’affaire altern.org, qui avait vu des dizaines de milliers d’internautes prendre la défense du dernier hébergeur indépendant français, le gouvernement, comme un grand nombre de personnalités publiques, manifestement peu au fait de ce qu’est réellement l’internet, entretiennent un très net « flou artistique » et cumulent faux pas, raccourcis et phrases alarmistes... « L’internet est un danger public puisque ouvert à n’importe qui pour dire n’importe quoi » a pu ainsi écrire Françoise Giroud dans le Nouvel Observateur une semaine avant la tenue du « Sommet mondial des régulateurs sur Internet et des services électroniques » qui, ironie de l’histoire, se tenait aux mêmes dates que le Millenium Round de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Alors que le monde entier avait les yeux braqués sur Seattle, mis en état de siège, le CSA conviait tranquillement plusieurs pays bien connus des défenseurs de la liberté d’expression : Turquie, Gabon, Malaisie, Thaïlande, Nigéria, Angola... et même l’Iran et la Syrie, deux des « 20 pays ennemis de l’Internet » identifiés par Reporters Sans Frontières. Dehors, un escadron de vigiles transformait l’UNESCO, hôte du sommet, en un véritable bunker en vue de refouler une dizaine de membres du Mini-Rézo (pionnier francophone du web indépendant) et de la CPML (regroupant une soixantaine de « médias libres ») qui, scandant « Sacré Bourges, tu nous fais bien réguler ! », voulaient simplement présenter leur site article11.net, du nom de celui qui, dans la Déclaration des droits de l’Homme, garantit la « libre communication des pensées et opinions », mine d’or pour anti-régulatieurs et brillant plaidoyer pour la liberté d’expression.

Le « meilleur des mondes »

Mais l’Inquisition étant en cours, il lui faut bien un clergé : coupant l’herbe sous les pieds d’Hervé Bourges, qui aurait bien vu le CSA réguler tout ça, Lionel Jospin confia une « mission de préfiguration d’un organisme de corégulation de l’Internet » au député Christian Paul... qui précisa d’emblée qu’il ne s’agirait pas du CSA. L’organisme en question, associant acteurs publics et privés, sera un « lieu d’échanges », n’aura pas pouvoir de sanction, ni de réglementation, mais sera chargé de la « déontologie des contenus ».

Si la cause semble être entendue pour certains, cette censure annoncée est loin de faire l’unanimité : « Je suis ahuri de constater à quel point l’ignorance et les préjugés pro-censure en haut lieu risquent d’étrangler le bébé Internet dans son berceau en France. » Ces propos n’émanent pas d’une des nombreuses organisations internationales anti-censure, mais de l’un des anciens hauts responsables de l’autorité de régulation de l’audiovisuel et des télécoms du Canada, seul pays à avoir à ce jour déclaré qu’il préférait éduquer et responsabiliser les internautes plutôt que réguler l’internet.

Reste que l’on ne peut que s’inquiéter de cette convergence d’intérêt de pays démocratiques, de régimes autoritaires et des principaux acteurs du web marchand, qui, sous couvert d’« auto-régulation », cherchent ni plus ni moins à faire la morale, sinon le ménage, de l’internet.

(texte écrit pour le passage à l’an 2000)

1999 : chronique d’une régulation annoncée

Janvier.
L’Union Européenne adopte un plan d’action destiné à « promouvoir un usage plus sain de l’internet, et encourager (son) industrie ».

Mars.
Sommet de l’Asian Pacific Internet Conference organisé par l’UNESCO et l’Australian Broadcasting Authority (avec entre autres le Pakistan, la Malaisie, l’Indonésie, le Japon, l’Inde, la Chine...).

Avril.
Création de l’Internet Content Rating Association par le RSCAi et Microsoft, AOL, Bertelsmann, IBM, Cable & Wireless, British Telecommunications...

Juin.
L’Australie adopte une loi confiant la régulation de l’internet à l’Australian Broadcasting Authority.

Septembre.
L’INCORE et la fondation Bertelsmann organisent l’« Internet Content Summit » (littéralement : le sommet du contenu sur internet !) et dévoilent leur « Mémorandum de l’auto-régulation ».
Forum des régulateurs de l’Institut international des communications à Kuala Lumpur (Malaisie).

Novembre.
Lionel Jospin lance une « mission de préfiguration » en vue de la création d’un « organisme de corégulation ».
Sommet mondial des régulateurs sur internet organisé par le CSA à l’UNESCO, mais tout le monde a les yeux rivés sur le Millenium Round de Seattle.

Décembre.
Clôture de la consultation publique du gouvernement concernant l’adaptation de la législation française à l’Internet en vue de la future loi sur la société de l’information qui sera débattue en mars 2000.

Voir aussi & dans )Transfert : Pour le gouvernement français, « Internet n’est plus un jouet » et « Opération corégulation ».

Sites anti-censure :
- article11
- MédiaLibre
- Electronic Frontier Australia
- CensorWare (antifiltres)
- Censorship
- Center for Democracy & Technology
- Global Internet Liberty Campaign
- Comment échapper à la censure ?
- Artistes contre la censure
- Bernadette, strip-teaseuse anti-censure

Sites des régulateurs :
- Corégulation française
- CSA
- Programme Européen
- Incore
- RSAC
- Icra
- Bertelsmann

 
 
Jean-Marc Manach
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JRI (Journaliste Reporter d’Internet)

24 septembre 2000
12 septembre 2000
 
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23 février 2004
 

je cherche l’auto-régulation chez l’enfant.

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