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jeudi 12 octobre 2000

Mal aux sources

par Alexandre Boucherot
 

Avertissement : nous ne pensions pas au départ donner cette forme à notre compte-rendu du dernier ouvrage paru de Daniel Schneidermann, "Les folies d’Internet" (Fayard, Paris - 2000). L’auteur fait plusieurs emprunts à notre site. Nous l’avons rencontré, et ses arguments ont démontré une mauvaise foi patente. Nous avons décidé de ne pas publier l’interview telle quelle, le ton polémique étant à ce point difficilement transcriptible. Nous avons par contre envoyé un texte au Monde pour ouvrir le débat dans les pages du quotidien.

Il est un nouveau média qui n’en est pas tout à fait un, et des médias anciens, traditionnels, reconnus, qui se penchent au chevet du jeune babillard, mi-horrifiés, mi-fascinés. Des médias,
télévision, radio, presse, qui fustigent un espace de non-droit et
décrivent un océan virtuel où pirates et gros armateurs se
partageraient les subsides d’une économie qu’ils nomment
nouvelle. Nombre de reportages, dossiers, articles, sur les jeunes
pousses de l’économie et sur l’Enfer de la pédophilie et du
racisme assistés par ordinateurs viennent étayer le propos :
Internet est un miracle qui fascine, crée des millionnaires et rend
fou.

Ainsi le dernier ouvrage de Daniel Schneidermann, Les folies
d’Internet
(Fayard), recueil des articles parus dans le Monde cet
été. Notez le I majuscule. Divinité moderne, Internet est l’objet
de cultes et de sacrifices ultra-ritualisés auxquels cette odyssée
numérique nous convie. Le problème, et Daniel Schneidermann le
relève lui-même, c’est qu’on ne s’arrête pas sur le web comme
on peut s’arrêter sur les images de la télé : on ne pense pas
internet. Que peut-on en dire, dès lors, puisqu’il faut en parler,
puisqu’on ne peut décemment passer sous silence un tel
phénomène ?

Le spécialiste des médias que prétend être Daniel
Schneidermann a donc choisi le récit de voyage pour rendre
compte de sa brève expérience sur le réseau des réseaux. Sexe,
bourse, hackers et belles webcamées… Les anecdotes se
succèdent pour le plus grand plaisir du profane, à qui l’on donne
l’occasion de toucher la divinité, comme pour celui de
l’internaute, qui y voit une reconnaissance de son culte. Mais
comment Daniel Schneidermann a-t-il réussi l’impossible voyage,
en si peu de temps, avec une telle clairvoyance des processus
compulsifs liés au web ? Pierre Lazuly, sur son site Les
Chroniques du Menteur
, donne une première explication en
racontant sa rencontre parisienne avec le journaliste du Monde.
Ayant inspiré de manière évidente la rédaction de l’étape Clust,
M. Lazuly regrettait ensuite, toujours sur son site, de ne pas
être cité par l’article de M. Schneidermann, qui lui promettait
cependant dans un « droit de réponse » quelque peu méprisant
un meilleur avenir lors la parution de ses écrits en librairie.

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Malheureusement, ce ne sont pas les seuls emprunts que Daniel
Schneidermann se soit permis, se référant par deux reprises à
fluctuat.net, là encore sans nommer sa source : à propos de
l’affaire David H., citant un passage entre guillemets (p. 99), et
plus loin à propos du sexe sur internet, où l’auteur nous désigne
magnanimement comme « un excellent site » (p. 183).

Nous avons rencontré Daniel Schneidermann, et nous lui avons
demandé pourquoi il ne citait pas les URL des sites auxquels il se
référait. Plusieurs arguments nous ont été opposés :

- 1. les sites auraient été trop nombreux (et les emprunts ?
peut-on se demander légitimement…), ce qui aurait eu tendance
à alourdir le propos.

- 2. l’objet de l’ouvrage étant un voyage, les propos s’inscrivaient
d’avantage dans un récit de fiction. (Mais pourquoi cite-t-il de
nombreux sites nommément, et de nombreux organes de presse
écrite, alors même qu’il parle de « fiction » ?)

- 3. le deuxième argument avancé par l’auteur sur ce point (2.) nous rendit quelque peu perplexes : d’abord, nous n’étions pas
clairement identifiables (?), et surtout, nous ne pouvions être
considérés comme des acteurs du web, mais plutôt comme des
observateurs… Les "vrais" acteurs du web, selon Schneidermann,
ce sont donc au pire les Clust, Boursorama, FuckYou FuckMe
etc… et au mieux les Hoaxbuster, La Souterraine, Kitetoa, Le
Journal du Net, tous ces « acteurs » ayant un objet et une
fonction intimement liés au web lui-même.

Certes, fluctuat.net n’a pas d’objet défini, ni définitif, le site
conjuguant à la fois des fonctions éditoriales et des rubriques
plus communautaires, notamment avec la publication de textes
et la présentation de nouveaux artistes. Mais plutôt que de nier
cette possible confusion, nous la considérons comme un
véritable moteur et un acte de foi pour un site qui souhaite
défendre, commenter et illustrer le bordel numérique dont il est
issu. La différence – et elle est de taille – c’est que nous citons
nos sources autant que nous le pouvons, nous créons des liens,
et surtout nous ne tenons pas par ailleurs un discours
« éthique » sur le métier de journaliste auquel nous ne sommes
pas certains par ailleurs de nous identifier.

Ce qui nous rappelle une autre polémique… celle de Daniel
Schneidermann taxant Pierre Bourdieu de simplisme à propos de
sa réflexion sur la télévision. Certes, Schneidermann, ne « pense
pas » Internet. Mais pourquoi utilise-t-il les procédés qu’il
dénonce chez M. Bourdieu dans sa diatribe contre la télévision ?
(devrions-nous écrire « Télévision » ?) Pourquoi stigmatiser les
aspects les plus visibles, les plus éclatants d’internet ? Pourquoi
passer sous silence les sites – certes moins sulfureux – qui
tentent de montrer d’autres visages du web ? Pourquoi
reproduire par ce fait la censure que lui reprochait M. Bourdieu
lorsqu’il écrivit que la télévision « cache tout en montrant » ? Et
encore ceci : lorsque Daniel Schneidermann écrit dans Le
journalisme après Bourdieu, qu’un « journaliste doit choisir en
permanence entre une information rapide et une information
précise »
(p. 28), s’applique-t-il lui-même ce beau précepte ?
Quel impératif lui fut donné pour qu’il ait à s’immerger dans
l’océan numérique en moins de six mois, afin d’écrire une série
d’articles au plus pressé pour cet été, et de sortir son livre
quelques trois ou quatre semaines seulement après la fin de leur
publication dans Le Monde ? Simplisme, urgence, opportunisme ?
On revient en tout cas de ce voyage avec un vague goût amer.

Terminons avec une citation de Jean-François Revel, dont nous
ne sommes pas exactement coutumiers, mais qui désigne
magnifiquement ce type d’emprunt :

« Quand on veut deviner aujourd’hui en France quels auteurs
précédents ont le plus nourri un nouveau livre, il n’est que de
regarder la bibliographie : ce sont ceux qui n’y figurent pas.
Outre les plagiaires stricto sensu, qui ont prospéré au grand jour
sans endurer de discrédit durable, on a vu proliférer
dernièrement les pique-assiettes et les voleurs à la tire, servis
par l’amnésie des médias. Un nouvel auteur se reconnaît
volontiers des dettes à l’égard de prédécesseurs auxquels il ne
doit rien, mais dont citer les noms l’ennoblit, et il n’avoue pas les
emprunts effectifs qu’il a faits à d’autres écrivains, instigateurs
de polémiques trop violentes, et dont il veut bien partager les
idées, mais pas les ennemis. Certains ne craignent pas de
dévaliser plus petits qu’eux-mêmes. Au royaume de la "création",
on voit d’opulents conducteurs de Rolls Royce chiper leur vélo à
des gamins. Les idées sont si rares... »

(Jean-François REVEL / Mémoires / Plon 1997 / p. 588)

 
 
Alexandre Boucherot
 

Cet article a été publié initialement sur le site Fluctuat.net, à l’adresse http://www.fluctuat.net/cyber/articles/folies.htm.

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