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Le juge et la liberté
 
lundi 13 novembre 2000

À propos de la prescription concernant les écrits publiés sur le Net

par Michel Tubiana
 

Suite à notre article « Quand la LDH tire contre son camp », nous avons reçu une réponse de Michel Tubiana, président de la Ligue. Nous la reproduisons ci-dessous, en le remerciant d’accepter ainsi le débat.

La LDH a été mise en cause à propos de la position qu’elle a soutenue devant la Cour d’Appel de PARIS dans le cadre d’une procédure entamée, avec d’autres organisations, contre M J.L. COSTES. Il était reproché à celui-ci divers écrits publiés sur son site pouvant constituer les délits d’injures publiques raciales, diffamation publique raciale et provocation à la violence raciale.

Ces écrits ayant été mis en ligne à une date incertaine, la question de la prescription abrégée applicable en matière de presse et de communication audiovisuelle se posait. A compter de quant coure le délai de trois mois, au delà duquel les poursuites sont prescrites. M J.L. COSTES soutenait que c’était à partir de sa première publication sur son site. Les parties civiles (la LDH, la LICRA, le MRAP et l’UEJF) soutenaient que la date à retenir était celle ou quiconque pouvait consulter les propos incriminés et non le jour de leur première publication.

Le Tribunal de Grande Instance a donné raison à M J.L. COSTES en considérant :

Il n’y a pas lieu, non plus, de restreindre, dans le fonctionnement du réseau INTERNET, la notion de publication au seul fait de l’affichage, sur un écran, d’informations jusqu’alors numérisées comme le soutient l’un des parties civiles ; l’acte de publication demeure, dans ce moyen de communication comme en droit commun de la presse, l’acte de mise à disposition du public des informations, que celui-ci fasse ou non le choix de les consulter, et quelle que soit la forme de ces informations.

La Cour d’Appel de PARIS a donné tort à M J.L. COSTES en estimant que :

...la publication résulte de la volonté renouvelée de l’émetteur qui place le message sur un site, choisit de l’y maintenir ou de l’en retirer quand bon lui semble. L’acte de publication devient ainsi continu.

L’affaire doit être plaidée au fond (sur le caractère racistes des propos incriminés) à une date prochaine et sera alors, à n’en pas douter, soumise à la Cour de Cassation. Contrairement à certaines affirmations, cette décision ne fait donc pas jurisprudence, n’étant nullement définitive à ce jour.

Elle revêt, néanmoins, une importance certaine puisqu’elle conduit à considérer que la publication sur le réseau INTERNET est "une publication continue". C’est ce qui semble provoquer les critiques de certains qui considèrent que la LDH a "tiré contre son camp".

Tel n’est pas le cas.

La prescription abrégée de trois mois (seule de son espèce en matière pénale) a été édictée pour assurer la Liberté de la presse et non son impunité. En clair cela signifie que tout écrit ou propos, susceptibles de constituer une diffamation privée ou une des infractions prévues par la loi de 1881 (y compris donc les propos ou écrits racistes) doit être poursuivi dans un délai maximum de trois mois. Au delà de ce délai, les poursuites deviennent totalement impossibles.

Dans le cadre de la presse écrite ou des livres, le point de départ de cette prescription est aisée à établir (soit la date de publication pour les périodiques, soit le dépôt légal pour les livres). Il en est de même pour les autres médias telles que radio et télévision, sous des modalités différentes.

De plus, l’ensemble des publications réalisées par les médias presse et audiovisuelle sont des "denrées périssables". Soit en raison de la quantité d’un tirage, soit à raison de leur périodicité. A ce propos, d’ailleurs, il faut souligner que toute nouvelle réédition d’un livre ouvre un nouveau délai de prescription de trois mois. La LDH vient ainsi de faire condamner, à nouveau, Brigitte BARDOT à raison d’un texte publié, pour la deuxième fois, dans le deuxième tome de ses mémoires.

Il est patent que la situation est différente en ce qui concerne l’expression sur un site du réseau INTERNET.

A suivre le raisonnement soutenu par M J.L. COSTES et le Tribunal de Grande Instance, les propos incriminés pourraient faire l’objet d’une condamnation dans un délai de trois mois à compter de leur première publication mais ne seraient pas susceptibles d’être à nouveau poursuivis alors qu’ils continuent à être accessibles, de part la volonté de leur auteur, éventuellement plusieurs mois après la condamnation intervenue.

Ainsi, les textes publiés sur le NET se trouveraient dans une situation bien meilleure que les livres (dont la réédition est susceptible de déclencher de nouvelles poursuites) ou d’un quotidien qui viendrait à republier le même texte.

On conçoit que rien ne peut justifier une telle différence de traitement et encore moins la quasi impunité qui en résulterait pour les textes publiés sur le NET. Il suffirait, en quelque sorte, d’accepter une première condamnation ce qui permettrait ensuite, si la thèse de M J.L. COSTES triomphait, de, sans aucune sanction, continuer à laisser accessible au public les mêmes propos antérieurement condamnés.

Dès lors, la solution retenue par la Cour d’Appel paraît conforme à l’esprit et à la lettre de la loi sur la presse : il suffisait, en effet, à M J.L. COSTES de supprimer les propos incriminés pour ne plus tomber sous le coup de poursuites. Le fait de maintenir volontairement leur présence sur son site constitue assurément un acte de publication continu.

Mais au delà de ces considérations juridiques, se manifeste un débat, bien plus profond : a-t-on le droit de tout dire sur INTERNET ?

Si, comme l’a LDH l’a toujours soutenu, il n’existe pas de libertés sans responsabilité et la liberté de communication n’échappe pas à cette règle, alors il faut convenir que le fait de maintenir volontairement un écrit diffamatoire ou raciste sur le net constitue une faute qui doit être sanctionnée.

L’inverse signifierait peu ou prou l’adoption des thèses prônées aux U.S.A. et qui tendent à affirmer l’existence d’une liberté d’expression sans limite.

Cela n’est pas notre conception des libertés en générale et de la liberté de la presse en particulier.

 
 
Michel Tubiana
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Michel Tubiana

Président de la Ligue des droits de l’homme

 
SPIP
Web indépendant


> À propos de la prescription concernant les écrits publiés sur le Net
3 avril 2003, message de Zenophron
 

M. Tubiana a écrit :

« L’affaire doit être plaidée au fond (sur le caractère racistes des propos incriminés) à une date prochaine et sera alors, à n’en pas douter, soumise à la Cour de Cassation. Contrairement à certaines affirmations, cette décision ne fait donc pas jurisprudence, n’étant nullement définitive à ce jour. »

Juste une pause pour dire que, juridiquement, la Cour de cassation n’étant pas tenue elle-même par ce qu’elle dit un jour, pourra très bien, quand bon lui semble, revenir sur sa « jurisprudence ». Cela s’appelle le système du « revirement ».

Donc y aura-t-il « jurisprudence » un jour ? Si la décision est maintenue par la Cour de cassation, pendant au moins 50 ans, alors pourquoi pas. Mais les choses changes, les moeurs aussi, et la jurisprudence n’est pas exemptée. Il y a quelques années... les oeuvres littéraires étaient censurées parce que la morale de l’époque le « commandait ». Ces mêmes oeuvres ne le seraient certainement pas aujourd’hui. Je veux simplement dire que la Cour de cassation est parfois versatile.

Bien évidemment, comme vous l’aurez remarqué, cette intervention ne sert à rien...

Sur le fond...

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> À propos de la prescription concernant les écrits publiés sur le Net
14 novembre 2000, message de Greg.fr
 

Je sens qu’en répondant à cet article, je vais encore me faire des copains. Bah !

On peut tout dire. Tout écrire. Qui sont ces gens pour m’interdire de dire ou de penser quoi que ce soit ? Cela m’a toujours stupéfait qu’il soit nécessaire de légiférer pour "lutter" contre certains point de vue "déviants". Quel aveu d’impuissance !

Que va-t-il m’arriver ? Vais-je être condamné à mort comme le Chavalier de la Barre qui avait refusé de se découvrir au passage d’une procession ?

Tous les points de vue son défendables. Simplement parce que personne, aujourd’hui, ne chercherait des poux dans la tête d’un Chevalier de la Barre-bis.

C’est peut-être un peu lapidaire et simpliste comme argument, mais je ne suis pas juriste.

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> À propos de la prescription concernant les écrits publiés sur le Net
14 novembre 2000, message de Roland Trique
 

L’affaire JL Costes a essentiellement marqué le début du naufrage misérable de pas mal de monde... De gens n’ayant en somme pas bien compris que l’Internet pourrait bien prendre les grands mots au pied de la lettre...

Cette histoire de publication continue est particulièrement comique quand on constate que le site d’Heaven’s Gate, est toujours en ligne. Quelle volonté de publication !!! En fait cela revient à mettre sur le même plan la volonté de citoyen et celle de l’ordinateur, ce qui pointe vers une conception des droits de l’homme plus qu’étrange...

Je saurai me souvenir que grâce à la LDH (entre autres), je peux maintenant être éventuellement condamné pour mes opinions affichées, un jour, dans quelques années, au cas où. Merci, c’est réconfortant.

 
en ligne : Heaven’s gate
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Entre Tout et Rien ... (Re)
13 novembre 2000, message de Laurent Martinez
 

Bonjour Michel Tubiana. (c :

Vous disiez :
> Ainsi, les textes publiés sur le NET se trouveraient
> dans une situation bien meilleure que les livres

Précisément ... "bien meilleure" ... meilleure pour la liberté d’expression ou meilleure pour ceux qui en abuses ?
Entre les deux, je pense qu’il y a une position d’équilibre à trouver. Si elle a été trouvé pour les supports traditionnels, il n’y a aucune raison objective pour que cette position n’existe pas pour Internet. J’y reviens plus loin ...

> Mais au delà de ces considérations juridiques, se > manifeste un débat, bien plus profond : a-t-on le
> droit de tout dire sur INTERNET ?

Je suis en total désaccord et un peu exaspéré qu’on en revienne si souvent toujours aux mêmes faux débats ! Si certains extrémistes voudraient pouvoir tout dire sur internet, n’adresser que cette cible là empêche d’avoir un vrai débat avec ceux qui, comme vous sont conscients que la liberté à ses limites, mais simplement qui ne partagent pas votre opinion précisément sur le point de la prescription abrégée et son application sur Internet.

Si la défense de M. Costes prône une situation qui pourrait être un peu trop favorable aux abus, il n’en reste pas moins que cette notion juridique existe pour protéger la liberté d’expression. On pourrait un peu sortir du seul cadre de votre procés et pousser la réflexion à un niveau plus global. Pour le coup, il serait bien trop défavorable à l’expression sur Internet de complétement anéantir cette notion protectrice. Il me semble plus sage d’essayer plutôt de _l’adapter_ à ce nouveau moyen de communication. Comme la nouvelle ré-édition d’un livre remet les compteurs à zéro, on pourrait envisager qu’une même expression sur un autre site en fasse autant pour internet.

Et qu’en est-il de l’archivage ? Mettre un livre dans une bibliothèque re-ouvre-t-il un nouveau délai de prescription ? Si non, pourquoi faire différent sur Internet ?

Aussi, je pense que l’aspect "continu" de l’information sur Internet est à peine plus réelle que la diffusion du contenu d’un livre qui existe toujours avec la même force potentiellement liberticide bien des années après les 3 mois passés.

J’avais trouvé l’approche de Arno* très saine : Revenir sur les raisons qui ont poussé nos sages ancêtres à inclure cette protection dans le droit français, revenir sur l’Esprit de la Loi pour pouvoir l’appliquer maintenant à Internet !

Il me semble que souvent les arguments vont à l’encontre même de la "prescription abrégée". Je trouverais cela déplacé. J’espère qu’il ne s’agit pas de remettre en cause une notion qui existe depuis 1881, mais bien seulement de considérer une situation nouvelle ...
Le risque existe qu’un bouquin passé inaperçu contienne des propos liberticides inattaquables. Ce risque a toujours été mis dans la balance face aux avantages de protéger certaines vérités contre les abus de l’attaque pour diffamation. Abus qui sont surement bien plus présent de nos jours qu’à l’époque ...

Je serais choqué que la Ligue des Droits de l’Homme se positionne à l’extrème opposée de celle qu’elle a combattu quand les positions intermédiaires sont si nombreuses et discutables.
Adapter la prescription abrégée à Internet est de toute façon le rôle des législateurs, mais je n’apprends à personne combien la position officielle d’associations comme celle que vous présidez est importante.
J’ai hate de voir aboutir ce débat. (c :

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