10 février 2002, Bruno Bodin, Editions SLOSKIES, 36 avenue des Ajoncs - 22770 – Lancieux. Courriel : bbruno7@wanadoo.fr
PIERRE BOURDIEU"Le sociologue est quelqu’un qui va dans la rue et interroge le premier venu, l’écoute et essaie d’apprendre de lui." Cette citation du livre REPONSES, entretiens de Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, a déterminé l’essentiel du plaisir que j’ai pris à mes quinzaines dernières années de vie professionnelle. Cette phrase, à y bien regarder extrêmement précise, nous savions que son auteur la mettait en pratique, ce qui rendait son enseignement plein de surprises et d’envies de recherche. Quand je dis "nous", je pense aux milliers de personnes que j’ai côtoyées avec mon amie Françoise dans ses amphis au Collège de France et dans les facultés de Sciences Humaines de Lyon, Nantes ou Poitiers. Je me souviens en particulier de l’amphi de Lyon plein à craquer de jeunes entre 20 et 25 ans venus là parce qu’ils savaient y rencontrer un professeur qui ne se contenterait pas de citer les livres des autres mais témoignerait de ses propres expériences individuelles et collectives. Bourdieu nous contait ses recherches, ses découvertes et ses doutes. Il exprimait ces doutes en s’excusant et en nous faisant rire : c’est, je crois, ce qui faisait son succès auprès de tous ces jeunes et ce pourquoi sa disparition nous fait mal. Ses excuses bredouillantes et son humour auto dirigé à la Coluche vont nous manquer : c’est un comportement tellement rare. Bourdieu passionnait tous ceux qui doutent (qui refusent "l’imposition d’impenser" comme il disait) et déclenchait une véritable haine chez ceux qui vivent de certitudes : les éditorialistes médiatiques, les intellectuels installés "rive gauche" et les petits marquis de l’ENA, Sciences Po et HEC, qui pour l’essentiel ont fait un contresens magistral sur son œuvre.J’ai lu à peu près tous ses livres et partout j’y ai rencontré, comme je l’ai rencontré au Collège de France, non seulement un refus radical du "prêt-à-penser", mais aussi des outils pour ne pas "laisser à l’état d’impensé sa propre pensée". Ces outils m’ont permis de comprendre les innombrables impostures du monde d’experts informatiques où je vivais professionnellement, et en particulier celles des cabinets de conseil comme Arthur Andersen ou Mac Kinsey qui font souffrir les gens par le biais du discours tout-technologique dominant. J’étais stupéfait de constater comment ce qui m’apparaissait désormais comme de grosses ficelles pouvait passer aux yeux de nombreux collègues comme des processus de conseil parfaitement rationnels.Comprendre mais aussi "comprendre pourquoi et comment on comprend" ... cette attitude réflexive de "méta compréhension" (je comprends leurs ficelles et je comprends pourquoi je les comprends) faisait penser à Achille Talon, personnage de bande dessinée qui explique la bande dessinée dans laquelle il se trouve... et auquel se comparait Bourdieu de son estrade du Collège de France provoquant l’un de ces immenses éclats de rire collectifs qui font partie intégrante de notre culture bourdieusienne. Et là réside enfin une autre clé du succès de notre Pierre : cette esthétique de parole, ce charisme personnel, dont sont dépourvus tant d’intellectuels tristounets. Avec un tableau noir, des craies, et quelques feuillets pour tous outils (quelle anomalie dans ce monde de paillettes !) l’esprit-corps Bourdieu nous interloquait, nous faisait rire, nous inquiétait, nous émouvait ... Il nous reste à relire ses livres - que de questions à se poser-, et à construire autour de nous, avec les armes redoutables qu’il nous a fait découvrir en nous-mêmes, un monde où chacun "aurait intérêt à être désintéressé".
BIBLIOTHEQUE VIRTUELLE
NUMERO 32
10 février 2002, Bruno Bodin, Editions SLOSKIES, 36 avenue des Ajoncs - 22770 – Lancieux. Courriel : bbruno7@wanadoo.fr
PIERRE BOURDIEU"Le sociologue est quelqu’un qui va dans la rue et interroge le premier venu, l’écoute et essaie d’apprendre de lui." Cette citation du livre REPONSES, entretiens de Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, a déterminé l’essentiel du plaisir que j’ai pris à mes quinzaines dernières années de vie professionnelle. Cette phrase, à y bien regarder extrêmement précise, nous savions que son auteur la mettait en pratique, ce qui rendait son enseignement plein de surprises et d’envies de recherche. Quand je dis "nous", je pense aux milliers de personnes que j’ai côtoyées avec mon amie Françoise dans ses amphis au Collège de France et dans les facultés de Sciences Humaines de Lyon, Nantes ou Poitiers. Je me souviens en particulier de l’amphi de Lyon plein à craquer de jeunes entre 20 et 25 ans venus là parce qu’ils savaient y rencontrer un professeur qui ne se contenterait pas de citer les livres des autres mais témoignerait de ses propres expériences individuelles et collectives. Bourdieu nous contait ses recherches, ses découvertes et ses doutes. Il exprimait ces doutes en s’excusant et en nous faisant rire : c’est, je crois, ce qui faisait son succès auprès de tous ces jeunes et ce pourquoi sa disparition nous fait mal. Ses excuses bredouillantes et son humour auto dirigé à la Coluche vont nous manquer : c’est un comportement tellement rare. Bourdieu passionnait tous ceux qui doutent (qui refusent "l’imposition d’impenser" comme il disait) et déclenchait une véritable haine chez ceux qui vivent de certitudes : les éditorialistes médiatiques, les intellectuels installés "rive gauche" et les petits marquis de l’ENA, Sciences Po et HEC, qui pour l’essentiel ont fait un contresens magistral sur son œuvre.J’ai lu à peu près tous ses livres et partout j’y ai rencontré, comme je l’ai rencontré au Collège de France, non seulement un refus radical du "prêt-à-penser", mais aussi des outils pour ne pas "laisser à l’état d’impensé sa propre pensée". Ces outils m’ont permis de comprendre les innombrables impostures du monde d’experts informatiques où je vivais professionnellement, et en particulier celles des cabinets de conseil comme Arthur Andersen ou Mac Kinsey qui font souffrir les gens par le biais du discours tout-technologique dominant. J’étais stupéfait de constater comment ce qui m’apparaissait désormais comme de grosses ficelles pouvait passer aux yeux de nombreux collègues comme des processus de conseil parfaitement rationnels.Comprendre mais aussi "comprendre pourquoi et comment on comprend" ... cette attitude réflexive de "méta compréhension" (je comprends leurs ficelles et je comprends pourquoi je les comprends) faisait penser à Achille Talon, personnage de bande dessinée qui explique la bande dessinée dans laquelle il se trouve... et auquel se comparait Bourdieu de son estrade du Collège de France provoquant l’un de ces immenses éclats de rire collectifs qui font partie intégrante de notre culture bourdieusienne. Et là réside enfin une autre clé du succès de notre Pierre : cette esthétique de parole, ce charisme personnel, dont sont dépourvus tant d’intellectuels tristounets. Avec un tableau noir, des craies, et quelques feuillets pour tous outils (quelle anomalie dans ce monde de paillettes !) l’esprit-corps Bourdieu nous interloquait, nous faisait rire, nous inquiétait, nous émouvait ... Il nous reste à relire ses livres - que de questions à se poser-, et à construire autour de nous, avec les armes redoutables qu’il nous a fait découvrir en nous-mêmes, un monde où chacun "aurait intérêt à être désintéressé".