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Réponses

10 octobre 2003, 14:25, par JDP

Merci pour vos réponses, j’essaie de répondre sur l’essentiel de façon groupée.

Premier point, sur la « construction éditoriale ». Je vous ai reproché d’ignorer que « l’existence même des livres comme objets de convoitise et de consommation, voire même comme simple objets d’intérêt, est largement le produit d’une construction "marketing" initiée par l’éditeur ». Vous (Arno) nuancez et notez en passant que ça n’est pas vraiment leur travail marketing qui est ici pertinent, mais plutôt celui des pages « Kultur ». Mais qui est-ce qui envoie les livres, les dossiers de presse, et les attrayantes attachées de presse en chair et en os aux journalistes paresseux pour influencer le remplissage desdites pages Kultur, à votre avis ?

Plus généralement, la « construction » de l’éditeur (marketing en effet, conduisant du texte proprement dit à la vente du livre) est bien plus large, et ne doit pas nécessairemnet être considérée négativement. Souvent (et là, c’est encore plus vrai pour ce qui n’est *pas* littérature), l’éditeur est à l’origine même du livre et en conçoit l’idée dans un projet éditorial complet, cohérent et réalisable, qui inclut le contenu, l’apparence, la cible, les canaux de communication, etc. Les guides pratiques, ou les livres de cuisine sont un bon exemple, justement. Votre grand-mère connaît des bonnes recettes, mais elle ne réalise pas qu’elles sont intéressantes pour d’autres, ou alors, elles ignore lesquelles, parmi ces recettes, le sont, comment elles doivent être présentées pour être utilisables, etc. L’éditeur se met à la place d’un lecteur potentiel, et réfléchit à un projet éditorial cohérent. Quand il a conçu le projet éditorial réalisable, il le réalise. Il fabrique l’objet-livre, en le concevant soigneusement pour qu’il représente bien le texte dans le contexte de la parution, pour que ça « parle » à ceux qui seraient susceptibles d’être intéressés (en commençant par les journalistes), puis il déploie ses efforts de communication et de diffusion et fait son possible pour vendre le livre, aidé en cela par la réputation de qualité qu’il a lentement et avec efforts établie au fil des années. Ce faisant, l’éditeur crée une valeur bien réelle dans le cadre actuel, et la négliger est un peu frivole.

Deuxième point, les pourcentages. Vous contestez (Arno) que les éditeurs seraient contents de se passer des 55% acquittés pour la commercialisation (distributeur diffuseur détaillant), parce qu’il ne veulent pas renégocier les contrats. Vous semblez raisonner à propos de ces pourcentages comme s’ils étaient des sortes de privilèges indus, défendus par des lois injustes, que la Révolution-Internet allait renverser. En fait, ces pourcentages reflètent naturellement la valeur économique de l’intervention des acteurs dans le système actuel, puisqu’il est concurrentiel. Donc oui, certes, ils sont un peu frileux et paresseux, et ils préfèrent continuer leur routine plutôt que de réfléchir. Mais la seule bonne raison qu’ils aient d’avoir peur en tant que corporation, c’est que dans le nouveau système leur contribution n’ait plus une grande valeur économique, et non que simplement on « réexamine » les choses, qui sont examinées en temps réel par le marché à tout moment. Ainsi, il est vain de leur reprocher, comme vous le faites, de ne pas avoir répercuté les baisses des coûts de fabrication. Soit c’est juste une petite « friction » passagère ; soit ils ont investi la somme correspondante dans un autre poste (en l’occurence, une réponse vient immédiatement à l’esprit : ils publient plus de livres !). Ils ne peuvent pas simplement s’acheter des piscines avec, sans ça ils cèdent devant ceux qui en feraient un usage plus productif. Le marché est juste sur le plan strictement économique : il rémunère les acteurs en fonction de leur contribution telle qu’elle est économiquemnent évaluée par les autres acteurs. On peut le trouver injuste parce qu’il est « purement économique », mais économiquement (le plan sur lequel vous vous situez, précisément) il est juste, à moins d’interventions de l’état, ou de situations de friction ou de blocage.

Ce qui me conduit au troisième point, le prestige. Si je distinguais entre argent et prestige, ça n’était pas pour porter des jugements de valeur à ce sujet, et préférer l’un à l’autre, ni pour soutenir le paradoxe que les agents ne rechercheraient pas leur intérêt. Toutes vos analyses (Lirresponsable) sur comment argent et prestige sont liés me semblent en gros justes. Le cynisme est ou n’est pas le dernier mot de l’histoire, mais en tout cas, etc., etc. Non, je faisais cette distinction pour mettre en évidence le fait que le système éditorial classique actuel offre PLUS à ceux qui arrivent à s’y insérer que leurs seuls droits d’auteur (dont vous nous expliquiez, dans une intention qui s’avère donc un peu fallacieuse, qu’on pouvait obtenir le même montant en vendant sur l’Internet avec plus de marge). La question de savoir si ce surplus est théoriquement réductible à du matériel est sans importance pour ce que je voulais dire.

Vous examinez aussi en quoi consiste ce prestige, mais là aussi c’est un peu rapide. IL s’agit d’une construction sociale sophistiquée par laquelle la valeur est attribuée aux individus par le groupe. Vous dites que c’est « évidemment absurde » de penser qu’on a le talent de Céline si on est publié par Gallimard, mais que c’est « efficient socialement ». Ca n’est pas si « évidemment absurde », non : Gallimard a construit sur une longue durée une réputation importante ; c’est dans leur intérêt de la maintenir, et en publiant des merdes ils se sabordent. Donc il y a effectivement là une forme de garantie, sans doute la meilleure imaginable dans notre cadre social.

Si la diffusion de l’écrit est le but principal, alors en effet les choses changent, et de ce point de vue, qu’un individu qui publie ne prenne pas au sérieux l’Internet éclaire sur ses motivations. C’est pourquoi j’ai écrit en mettant un terme à la Porte que « le web ne m’apparaît plus comme un lieu "possible" pour faire circuler la création littéraire, mais comme le nouveau lieu naturel et premier dans ce but. » Mais si ça signifie retrait du système classique, alors on se coupe aujourd’hui des personnes qui n’arrivent aux textes que dans le cadre de la construction initiée par l’éditeur telle qu’elle existe aujourd’hui. Donner des nombres de pages web lues et les comparer à des tirages de roman est vraiment simpliste, et vous le savez bien. Si tel livre a été vendu à 1000 exemplaires, mais pris en main (et reposé) 10 000 fois en librairie, alors 11000 est déjà un chiffre plus juste à comparer avec le nombre de pages vues. Publier sur l’Internet (je ne parle pas de chroniques par lesquelles on se fait plaisir en essayant de se créer une réputation, je parle de textes qui ont le niveau d’ambition et d’exigence d’un livre, justement), ça n’est pas vraiment privilégier la diffusion, mais la mise à disposition commode pour le petit nombre que ça intéresse vraiment et qui savent trouver.

Quatrième point. Quand vous rappelez que votre propos principal est que les interventions prônées par l’Etat dans les mécanismes actuels au nom de la création elle-même, visent en réalité à soutenir une industrie, c’est certainement juste. Je n’insiste pas beaucoup là-dessus, parce que les interventions de l’Etat français en la matière m’intéressent peu, et je n’en suis même pas l’actualité. En fait, j’oublie toujours qu’il y a des gens qui prennent cela assez au sérieux pour s’indigner des aberrations qu’ils y découvrent.

Cinquième point : la forte présence de Bach sur Kazaa. Je ne crois pas que ça réfute ce que je dis sur la relative passivité des utilisateurs, et le fait qu’ils continuent de fonctionner dans le cadre de la construction éditoriale. Bach est une star au même titre que Britney Spears, ils ont sans doute des taux de notoriété instantanée similaires, etc. Quelqu’un qui s’intéresse vraiment à Bach a tendance à connaître aussi Buxtehude, par exemple : dites-moi combien de rips de Buxtehude vous avez sur Kazaa.

Sixième et dernier point, le « destin ». Si on résume rapidement ma critique, je vous reproche de mal analyser les prestations de l’édition classique, et en conséquence d’avoir une approche un peu juvénile de son remplacement par le web, des risques qu’elle court ou de la mauvaise conscience qui devrait être la sienne. Mais c’était juste en passant, parce que moi, évidemment, je suis un enfant de l’Internet, et ce qui m’excite est comment il peut favoriser les choses qui m’importent. L’art m’importe comme aventure exploratoire parallèle à celle de la connaissance, et le Réseau facilite et accélère cela, ne serait-ce qu’en simplifiant les échanges entre les personnes qui se sont déjà trouvées.

Si je parle de destin, ça n’est pas pour suggérer que je connais le point d’arrivée de cette aventure, mais pour suggérer que tout cela va peut-être quelque part, dans le sens où quelqu’un de plus éclairé pourrait établir dès aujourd’hui ce point d’arrivée à partir d’observations et de principes généraux. C’est pour suggérer aussi qu’accélérer les choses conduit parfois à les faire disparaître et à les voir remplacer par d’autres, et je voulais indiquer que je n’ai pas de problème avec ça. L’art pictural est mort au 20e siècle avec la photo ? Peut-être bien. Tant mieux ! Nous avons fini par en faire le tour. Etc.

PS : Si vous répondez en détail, vous gagnez par KO :-) Je voulais répondre pour ne pas être impoli, mais c’est un peu trop long par rapport à ma disponibilité actuelle. Il faudrait plutôt une discussion à bâtons rompus. On aura l’occasion d’y revenir, et pas seulement théoriquement.

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