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> Le Blues du businessman

9 octobre 2003, 17:06, par Un éditeur indépendant

Quelques remarques...

- Un livre publié est le fruit d’un travail collectif : il met à contribution un auteur, mais aussi un correcteur, un maquettiste, un graphiste,un secrétaire de rédaction, un illustrateur, un attaché de presse, parfois un traducteur (et donc un correcteur spécialisé)... La starification qui touche certains auteurs aujourd’hui ne doit pas occulter le fait que le livre fait vivre de très nombreux professionnels, le plus souvent passionnés par leurs métiers.

- Votre article ne concerne que les grands groupes. Or il existe des milliers d’éditeurs en France et la plupart ne fonctionnent pas de la manière que vous décrivez. Votre critique serait plus pertinente si elle ne faisait pas l’économie d’un examen approfondi du secteur où coexistent des situations bien différentes (multinationales, grands groupes, indépendants). On peut se référer à l’avant-dernier numéro de la revue Esprit, qui dessait un bilan très pessimiste de l’édition aujourd’hui, d’autant plus convaincant qu’il faisait pas l’impasse sur les réalités du métier.

- Dans votre schéma, il n’y a plus de libraires. Comment rêver d’un monde sans libraire ? Ce sont eux qui, très souvent - et pour nombre d’entre eux, avec un salaire équivalent au SMIC-, font le succès d’un livre lorsque l’auteur ou son éditeur ne disposent pas des moyens de le faire connaître. Ils font un travail irremplaçable. Vous dites "supprimer les intermédiaires"... La grande industrie ne demande que ça. Où est le progrès ? On peut préférer le contact humain avec son libraire à un classement sur Google. Vous avez déjà essayé de parler avec Google de la beauté du style chez William Styron ?

- Par ailleurs, publier un livre en même temps dans les librairies et sur Internet, en téléchargement, à un prix plus faible, se heurte au prix unique du livre. Il est interdit, en France, de consentir un rabais supérieur à 5 % du prix de vente lorsque l’on commercialise un livre. Ce taux protège les éditeurs et les libraires indépendants contre le dumping des grands groupes. Des prix plus bas, d’accord, mais attention aux conséquences.
Autre chose concernant les chiffres : pour le moment, le numérique reste plus cher que l’impression traditionnelle et ne devient intéressant qu’à partir de 1000 exemplaires.

- De nombreuses oeuvres n’existent que parce qu’un éditeur en a passé commande auprès d’un auteur. Ce système peut produire des aberrations comme des chefs d’oeuvre. Mais il contribue au pluralisme culturel et au débat d’idées d’une manière absolument non négligeable.

- De nombreuses oeuvres ne sont traduites en France que parce qu’un éditeur a investi de son temps et de son énergie pour les faire traduire. Sans Eric Naulleau, qui dirige les éditions l’Esprit des péninsules, par exemple, nous serions passés à côté d’oeuvres essentielles de la littérature d’Europe de l’est. Et que dire de POL, de Christian Bourgois, de François Gèze (qui a abrité Charlie Hebdo à ses débuts, rue Abel Hovelacque), de Maspero à son époque...

- De nombreux éditeurs, ou directeurs de collections, sont eux-mêmes des auteurs. Ce qui présente des défauts (microcosme et copinage) et des qualités (sélection et travail des textes, constitution d’écoles littéraires ou de pensée). L’un n’est pas l’ennemi de l’autre. C’est une logique binaire. Est-ce que Jérôme Lindon était l’ennemi des auteurs du "Nouveau roman" ? Peut-être a-t-il su percevoir dans leurs oeuvres des points communs qu’eux-mêmes ne voyaient pas ? Ou peut-être s’est-il complètement trompé ? On peut en débattre. Mais il est important qu’il ait pu le faire.

Internet est intéressant pour de nombreuses oeuvres et de nombreux auteurs qui peuvent légitimement le préférer au circuit classique, ne serait-ce que pour la liberté qu’il leur confère, mais pourquoi en faire un modèle hégémonique ? Au nom de quelle idéologie ?

Les éditeurs indépendants, quant à eux, se réunissent du 7 au 9 novembre à la Galerie de Nesle, à Paris. Ils ont plus que jamais besoin de votre soutien.