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sur la valeur du prestige et autres choses

9 octobre 2003, 04:33, par Lirresponsable

salut,

Une petite remarque sur l’homo economicus mû par l’intérêt personnel (et un calcul rationnel), à propos de l’opposition gain matériel versus le prestige social lié à la Kulture, ici au livre.

Cette conception est utile à la fois pour essayer de décrire l’industrie telle qu’elle est (modèle), et ainsi critiquer le recours incantatoire à la création en péril, et elle sert enfin à encourager les auteurs à l’autopublication.

Qu’est-ce que le prestige ? Le prestige social se résume de fait à des avantages matériels en relation les uns avec les autres ; dans le cas qui nous occupe : bonne table au restaurant, invitation dans les médias, propositions de postes, plus grand choix de partenaires (en vue de reproduction ou fornication), etc.

Ce que tu évoques en explicitant la nature du prestige : « Similairement, mutatis mutandis, pour votre prochain prospect sexuel ou professionnel ». (Donc tu t’amuses à nous traiter de libéraux par provocation, hein ! :)) Le prestige pour le prestige, sans rapport avec sa dimension économique, c’est la médaille en chocolat (valeur purement honorifique ; et encore, on peut manger le chocolat). Bien entendu, certains peuvent trouver gratifiant d’obtenir une médaille en chocolat, et donc le prestige déconnecté de sa signification économique (les revenus), une fois idéalisé, peut jouer le rôle de motif psychologique.

C’est d’ailleurs un marché, la flatterie : organiser un prix amateur (pas encore reconnu) avec inscription payante et consacrer 5% de la somme récoltée pour le premier prix, le reste allant à l’organisateur de la compétition (qui loue la salle) et ses complices (le jury).

Ici l’arnaque est trop visible, mieux vaut impliquer plus de monde afin d’éviter les poursuites et donner de la légitimité à l’ensemble (ce qui rassurera les participants, et oui il faut avoir la confiance des investisseurs, et augmentera les profits). demandons une subvention à la localité (ben oui c’est un événement et une action culturelle ! Tiens penser à convier la presse) ; le maire sera content il pourra faire un discours, on l’invitera donc (coût = zéro). Il faudra également un partenariat avec des sponsors qui ont des budgets dédiés, histoire de rendre les récompenses plus attractives (coût des récompenses = zéro), et l’hôtellerie et la restauration pourront également participer puisque elles profiteront de la venue du public (coût d’hébergement et de restauration = zéro, pour l’organisateur), car la presse en parlera (coût variable mais à transférer sur les commerçants impliqués et les administrés de la localité). Pour attirer le chaland, prévoir également quelques têtes d’affiche (coût = la beauté de l’art n’a pas de prix enfin voyons !)

On a là le modèle général, dans lequel le désir de reconnaissance (d’à peu près tous les participants) est instrumentalisé dans une logique de type économique (du côté de l’organisateur principal qui maximise et de plusieurs intervenants directement dans cette logique). Si l’on tient uniquement compte du désir de prestige de l’auteur, relativement aux gains financiers, on manque la nature de la production et la logique de l’ensemble. Notons, qu’en France, les festivals kultureux représentent tout de même un gros marché. ;)

Donc le « prestige » en tant qu’abstraction dissimule la trivialité de ce qu’il recouvre (nourriture, partenaires, objets), et pour revenir au cas particulier, la publication chez un éditeur est alors la condition, bien comprise par l’agent économique, le plus souvent de sa carrière, ou dans un premier temps de l’amélioration de ses conditions de vie, par exemple la fin de sa précarité économique ; ce qui n’est pas infamant, il s’agit juste d’une description.

De la même manière, un commercial ne va pas réaliser à la main sur un bout de carton ses cartes de visite, à ceci près que l’activité de représentation est ici pleinement réfléchie ; (et certains directeurs financiers tuent parce qu’un de leurs collègues a de plus belles cartes qu’eux).

On peut alors interpréter ce fameux prestige comme une présentation subjectivement agréable des conditions objectives (il s’agit d’un marché) et de la trivialité (les gains matériels) : je souhaite être publié par machin parce que c’est prestigieux (représentation principale), même si je sais, par ailleurs, qu’il s’agit d’un impératif rationnel. Par exemple si je veux vivre et uniquement vivre de mes écrits mieux vaut être un auteur Gallimard. Ou pour donner une formulation de la rationalité en liaison avec la finalité sans introduire l’enjeu directement économique : si je veux le prestige, je veux être publié par une maison qui me donne ce prestige et non être publié par un éditeur non prestigieux, c’est pourquoi l’autopublication ne m’intéresse pas. Si la motivation principale est la diffusion de l’écrit (et non la réputation), le raisonnement change, et donc les moyens également. C’est pourquoi l’analyse du prestige n’est pas inutile.

Ensuite, on peut se demander en quoi consiste le prestige d’une maison d’édition. On constate que ce prestige réside pour une part dans son catalogue (auteurs reconnus sous contrat, ou dont elle détient les droits quand les auteurs sont morts), avec l’idée du côté de l’auteur d’une transitivité magique : "X est prestigieux et publié par M" donc "si je suis publié par M, j’aurais un peu du prestige de X". Or évidemment c’est absurde, mais c’est par contre efficient socialement. Comme tu le soulignes, il y a un effet notable, qui produit une impression sur un certain type de public ("et ouais, il est publié dans la même collection que bidule"), il est donc rationnel d’y participer relativement à une fin visée, quand bien même on ne partage pas intimement cette croyance.

L’autre partie du prestige de la maison d’édition provient plus directement de son pouvoir économique (des capitaux) : capacité à signer des auteurs ou à les racheter, moyens de diffusion et relationnel pour la promotion médiatique (si tu écris un papier enthousiaste sur X, je publie ton roman ou les mémoires de ton chat) et les prix (si tu votes pour le X publié par moi, je t’offre un poste de conseiller littéraire et une photo dédicacée). Evidemment, on a là une description purement idéale qui ne correspond à rien de réel ! :))

On retrouve finalement l’étymologie (praestigium = charlatanerie, imposture, illusion, tromperie). Certes, ce n’est pas parce que Paul croit que p (et p = q) que Paul croit que q, mais on peut tout de même, principe de charité, attribuer un peu de rationalité à l’auteur (variable dans le temps) ; auteur qui signe un contrat avec son éditeur, donc qui n’est pas totalement en dehors de la logique économique (commerce des livres).

D’autre part, il peut lui être socialement préjudiciable de revendiquer cette trivialité : "enfin je suis édité, à moi la coke et les putes !", et donc plus avantageux de jouer le rôle attendu : "je suis très honoré et flatté d’entrer dans cette grande maison, je rends hommage à mon éditeur qui m’a fait confiance dès le début, et je remercie toute l’’équipe technique sans qui..etc.". Rôle de la norme sociale et de l’image construite de l’écrivain ; (d’où l’importance d’une bonne prestation télévisuelle pour stimuler les ventes).

Il ne s’agit donc pas dans notre article de nier le plaisir de la représentation (fierté de l’auteur et joie de l’éditeur de publier un bon auteur), ni le désir de prestige, mais plutôt d’insister sur l’aspect économique (contre le présupposé : il est question d’Art donc pas de marchandise). Ainsi l’auteur peut se détacher de son sentiment de satisfaction qui est momentané et lié à une circonstance particulière (la première publication). D’où par exemple les changements d’éditeurs , parce que le contrat est plus intéressant d’un point de vue financier. Tout comme l’éditeur peut jouer du sentiment de fierté de son auteur pour le payer en prestige, i.e. moins le payer : "je vous édite vous n’allez tout de même pas être trop gourmand, allons mon bon ! 3000 exemplaires pour un premier tirage c’est énorme vous savez !".

Selon cette perspective, la publication par une maison d’édition célèbre est alors le ticket d’entrée, sur un marché à forte concurrence (nombre de manuscrits refusés, de titres publiés), et les avantages attendus (par exemple poste de critique littéraire ou de chroniqueur dans tel journal) peuvent dès lors s’accomoder d’une contre performance économique à court terme (plus rentable et bénéfique d’opérer autrement en considérant uniquement la vente de ce produit).

Cela tient à la spécificité du produit, bien qu’il existe aussi dans l’édition des coups (tm), lorsque l’oeuvre d’un auteur se résume à un livre-produit, avec pré-vente "scandale" et teasing médiatique (supplément forfaitaire pour indignation morale et débat de société). Chacun a en tête ses exemples préférés.

Il faudrait alors distinguer entre art libéral (au sens ancien) et art mercenaire, entre écrivain (dont l’objet est la littérature) et publiciste, etc. Mais dans l’article, on parle d’une industrie, c’est le présupposé.

Pour quelques individus qui se mettent à écouter plus de musique et se passionnent, plus ou moins durablement, pour toutes sortes de choses auxquelles ils n’avaient pas accès auparavant, une masse bien plus importante reste indiffèrente face aux possibilités, ou se contente de télécharger les choses qui ont été mises en valeur par la grosse machinerie des majors.

Cela illustrerait l’importance de la promotion pour les produits de consommation, et sans doute l’appât du gain ;) des agents.

Que le comportement majoritaire soit une simple répétition de la consommation habituelle (absence de curiosité, influence extérieure, goûts socialement déterminés, etc.), c’est possible, mais les morceaux proposés en download le sont chez des particuliers, donc des individus (structure et intérêt différents). Les plus grosses ventes sont-elles 1) les plus proposées 2) les plus téléchargées ?

C’est relativement difficile à évaluer : plusieurs millions de fichiers variables suivant le moment, certains titres "célèbres" ont à peine une quinzaine de sources alors qu’il y a plusieurs centaines de milliers d’utilisateurs en ligne. A titre indicatif, à l’heure où je poste, sur Kazaa, il y autant de morceaux disponibles de J.S Bach que de Britney Spears (environ 150 chacun). Bien sûr, cela ne veut pas dire que Baby one more time est moins téléchargé que la suite pour violoncelle n°1.

En revanche pour les films, la répartition est beaucoup plus marquée : les grosses productions ou nouveautés ont beaucoup de sources (donc ici également de demandes par rapport au nombres de fichiers complets puisque le download prend plus de temps), tout comme les films X ; histoire de donner un ordre de grandeur environ 300 à 400, contre 1 à 10 pour des films moins nouveaux ou moins commerciaux.

Il me semble que les (grosses) ventes de disques font le plein, i.e. les personnes disposées à acheter ce type de produit et avec les moyens économiques l’achètent, réseaux de p2p ou pas ; (les ventes de disques pour la France en 2002 : +4,4% en valeur et +3,3% en volume ; source SNEP). Le problème classique pour l’industrie légale est alors l’industrie de la contrefaçon (copie payante à prix moindre, en général la part des diverses taxes). A la limite, le p2p menace sans doute le marché de la compile ou du best of (grosse grosse production créative des majors), mais comparé à l’industrie de la contrefaçon...

Il est vrai que l’on trouve en download les nouveautés de l’industrie et en principe tout le catalogue, mais il y a également en plus une multitude de titres dont les majors n’assurent ni la production ni la promotion (autoproduction, petits labels, concerts, inédits, remix).

On constate, par exemple, la présence d’un genre qui connaît à la fois une absence totale de promotion, un silence des médias habituels, et une grande popularité : le metal et déclinaisons (black, death, etc.) ; en partie parce que ce genre musical fonctionne déjà en réseau.

Donc l’affirmation suivant laquelle la majorité se contente de reprendre les choses mises en valeur par les majors me semble inexacte dans le cas de la musique. D’une part parce qu’il n’y a pas de majorité au sens habituel : un disque d’or c’est 100 000 exemplaires vendus, (à comparer au nombre des auditeurs, plusieurs millions), et d’autre part parce que le comportement majoritaire (certes non unifié, pris dans sa diversité) est d’écouter des morceaux hors promotion. Hors production des majors c’est relativement plus difficile avec les fusions.

Quoi qu’il en soit, en rendant les choses plus faciles et plus rapides pour le petit nombre que les oeuvres intéressent vraiment, le Réseau n’accélère pas seulement la circulation des oeuvres, mais aussi l’histoire de l’art lui-même, et l’acomplissement de son "destin".

Quel "destin" ?

amicalement,