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Commentaires et autres analyses sur le même sujet

7 octobre 2003, 18:49, par JDP

Bonjour,

Le sujet est plus complexe qu’il paraît au premier abord. Les faits sociaux sculptés par la tradition sont souvent difficiles à bien analyser, alors même qu’on baigne dedans, et l’édition n’échappe pas à la règle.

Par exemple, l’article repose sur le présupposé que l’auteur, dans son rapport avec l’éditeur, a pour seule ambition de maximiser son revenu. On sent dans cette approche l’influence de la culture anglo-saxonne, où il est pris pour acquis que l’appât du gain est le principe suprême d’organisation sociale. En réalité, dans le domaine de la création littéraire (celui que je connais), publier chez un éditeur important est bien plus une affaire de prestige social que de revenu.

Publier un roman chez Gallimard, vendu à 15 EUR / pièce à 1500 personnes rapporte à l’auteur 2250 EUR. Il est exact que, en en vendant, seul sur l’Internet (ou en faisant du porte à porte, ou sur les marchés), un plus petit nombre avec une plus grande marge, ou un plus grand nombre avec un prix de vente plus bas (selon la petite arithmétique proposée dans l’article), on peut arriver au même chiffre. Mais le résultat global n’est pas du tout le même, à cause du prestige social. (Si vous dites à votre mère : "j’ai gagné 2000 EUR en vendant sur les marchés/sur l’Internet le bouquin sur lequel je travaille depuis 5 ans", elle se dira en soupirant qu’elle a engendré un demeuré ; si vous lui dites que vous êtes publié chez Gallimard, en revanche, elle sautillera de joie et de fierté. Similairement, mutatis mutandis, pour votre prochain prospect sexuel ou professionnel.)

L’article me semble aussi errer en suggérant (pour une raison qui n’est pas indiquée) que les éditeurs seraient bien embêtés de devoir renoncer à acquitter la part de la distribution-diffusion-librairie en utilisant l’Internet. Non, ils ne seraient pas embêtés du tout.

Une autre réalité-clé pas prise en compte dans vos réflexions, c’est que l’existence même des livres comme objets de convoitise et de consommation, voire même comme simple objets d’intérêt, est largement le produit d’une construction "marketing" initiée par l’éditeur. Il est amusant à ce sujet de voir que des gens qui achètent volontiers des CD se trouvent un peu dépourvus devant les possibilités du file sharing P2P, comme si la valeur des oeuvres à leurs propres yeux se dégonflait faute d’une mise en scène adéquate. Pour quelques individus qui se mettent à écouter plus de musique et se passionnent, plus ou moins durablement, pour toutes sortes de choses auxquelles ils n’avaient pas accès auparavant, une masse bien plus importante reste indiffèrente face aux possibilités, ou se contente de télécharger les choses qui ont été mises en valeur par la grosse machinerie des majors.

Bien sûr, mon propos n’est pas de dire que cette mise en scène est qqch de merveilleux qu’il faut préserver à tout prix. Je ne suis ni pour ni contre, et ça m’indiffère. Mais c’est la réalité actuelle : les ventes en littérature sont en grande partie l’effet de cette construction, et dans les grosses ventes littéraires, les livres sont rarement lus (et s’ils le sont, pourquoi, et avec quel résultat, etc.). Il y a quelques lecteurs qui vont aux textes d’une façon plus vitale et qui se passeraient de la mise en scène. Mais ils sont si rares qu’aucun business ne peut reposer là-dessus aujourd’hui (en tout cas dans le domaine dont je parle).

Alors, oui, l’Internet, pour toucher plus efficacement cette petite fraction vraiment intéressée, de façon à faire nombre à partir des exceptions. J’ai essayé avec le méta-site organisateur Porte, mais je crois que c’était un peu prématuré (je continue en revanche avec le site de création Hache).

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, et à reprendre, et quand on l’aurait fait les problèmes principaux resteraient entiers. Ce qui est certain, c’est qu’on n’est pas du tout dans une situation d’équilibre, de maturité, mais dans une situation de transition, juste un peu ralentie par l’inertie des individus.

L’avènement du Réseau est une des grandes transformations en cours, et personne n’a la moindre idée d’un état stable vers lequel cette évolution culturelle hors de contrôle pourrait bien converger.

Quoi qu’il en soit, en rendant les choses plus faciles et plus rapides pour le petit nombre que les oeuvres intéressent vraiment, le Réseau n’accélère pas seulement la circulation des oeuvres, mais aussi l’histoire de l’art lui-même, et l’acomplissement de son "destin".

Pour vos critiques sur les taxes, subventions, etc., là d’accord. Dans les temps de changement, et de nouvelles opportunités, le dirigisme est dangereux parce qu’il construit souvent des solutions inadaptées, obsolètes avant d’être appliquées, des simples pollutions dans le processus de création spontanée de solutions. Si je vous trouvais trop libéraux lorsque vous raisonniez en termes étroits d’avantage matériel sans considérer le prestige social, là, je vous suis.

Cordialement,

Voir en ligne : Hache