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Des poireaux dans les yeux

27 février 2003, 23:04, par E.T

L’autre jour, pendant que je faisais mes courses, j’assistais à une scène de la vie quotidienne, entre une caissière et une "cliente".

Ca se passait dans un de ces grands magasins primeurs que l’on trouve sur le faubourg Saint Denis, les magasins où, aux heures d’affluence, un employé est posté à l’entrée pour attirer le chaland. Etant donné que les quatre primeurs sont postés au quatre coins d’un carré relativement petit, c’est à celui qui criera le mieux et le plus fort, "Allez-allez-allez, on y va-on y va-on y va !". Non sans humour, les quatre "crieurs" se répondent les uns les autres : bien que "concurrents" et payés pour détourner la "clientèle", ils se lancent des blagues, s’accordent sur le rythme et les intonations ; ils jouent, littéralement. A 18 heures, à l’heure où fatigué je rentre péniblement du "Trimwork", et qu’il faut encore faire les courses, je retrouve avec quelque soulagement une rue vivante, festive, aux airs de marché aux halles ouvert, et j’oublie mes petites contrariétes.

C’est donc dans un de ces magasins que les habitants du quartier s’approvisionnent en fruits et légumes. Quartier pauvre, popu, pluriethnique, sale, où se cotoient les prostituées, les clients des prostituées, les vendeurs de rues, les sans domicile, les accordéonistes roumains, les ateliers de textiles, Strasbourg Saint Denis n’est pas un endroit où l’on trouve beaucoup de touristes (ou alors ils se sont égarés et cherchent à retourner sur les Grands Boulevards fissa).

A la caisse, une jeune africaine africaine a trois euros en poche. Elle achète des oranges, des patates, des carottes. Résultat des courses affichés sur le ticket de caisse : 4 euros 70. Bon, il va falloir procéder à un petit allègement... Elle demande à retirer quelques oranges, s’étonne dans un français bégayant "parce que sur l’étiquette c’est ecrit un euro cinquante". La caissière perd patience, "et ben quoi, c’est un euro cinquante le kilo mais là y’en a presque deux kilos, hein, on fait pas payer le même prix tout le temps..." Elle soupire, elle se plaint, à haute voix. "Ah la la, ce métier me fera perdre mes nerfs, je vois de tout ici, moi". La jeune africaine fait le tri, visiblement elle s’aperçoit bien de l’aigreur de la caissière, mais elle hésite tout de même sur ce qu’elle va laisser. Le tout prend une minute, l’affaire est réglée, et la jeune femme s’en va, pas plus souriante que la caissière.

De mon côte, à la caisse d’en face, j’en ai pour 12 euros de fruits et légumes (c’est pas donné tout ça...), et je plaisante avec le caissier parce que "je vais jamais pouvoir tout porter jusque chez moi". La caissière s’approche, et plutôt contente, nous fait part de sa conclusion : "Tu vois Momo, à chaque fois que j’ai des problèmes, à chaque fois, c’est pareil, c’est des dames de couleurs, toutes les mêmes, elles ont rien dans le porte monnaie, mais elles en veulent pour 15 euros à tous les coups, c’est pas moi qui l’invente hein". Le Momo en question, il me semble que sa "couleur" devient un peu blème, mais poli et calme, il répond que cette cliente-ci, en effet, fait plus ou moins le même coup à chaque fois. L’autre continue son monologue, cherche mes yeux qui la fuient pour trouver ceux de Momo, et s’en va soupirant et râlant.

Je suis troublé. J’aurais envie de répondre à ce couplet ignorant, un tas de choses, mais je ne sais rien dire, je ne trouve pas la force de parler poliment et clairement, je ne dis rien. Je ne dis rien, et je me dis que pour cette dame, "Strasb" est un sale quartier d’immigrés, qu’elle n’a pas du voir comme cette africaine était belle, que Momo est un "gens de couleur mais lui je l’aime bien parce qu’il est honnête", que j’aurais bien voulu lui foutre mon poing dans la gueule, que la pauvreté et la nationalité ne sont pas des choses simples. Non cette brave dame elle n’a rien vu de tout ça, je crois.

Je repars, et dans la rue, mes sacs sont vraiment lourds.