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Imiter est une tendance naturelle

22 août 2003, 21:09, par Lirresponsable

Je ne crois pas que l’opposition se situe entre production mercantile et
production de génie ; génie = production non commerciale.(Kant opère une distinction voisine : l’art est libéral, le métier mercenaire, cf. §43).

La séparation récente, par exemple en cinéma (prenons un art jeune !), entre cinéma
d’auteur et cinéma commercial est avant tout idéologique.

Il s’agit d’investir a priori une oeuvre d’un certain nombre de propriétés jugées
laudatives par la classe qui les attribue et qui consomme ce type d’oeuvres. Premièrement, le présupposé est : on a affaire à une oeuvre d’art, pas un produit (y compris culturel),donc à de l’irréductible et à de la création singulière, unique d’un Auteur qui nous donne, (sympa non ?) sa vision.

Manoeuvre qui vise à justifier un système de production (aux mains de cette
même classe...), ce qui donne lieu à des classifications médiatiques
(auxquelles, c’est la thèse, ce type d’oeuvre se résout). En gros, du
réalisme socialiste pour les classes dirigeantes, de l’Art Officiel.

Ainsi par exemple, histoire de se faire des amis, un film de C.Breillat n’est pas (a) « une grosse daube
(boudée justement par le public) », (b) « un type de produit calibré pour le
public de l’avance sur recette qui veut de la fesse, mais cultureuse quand
même pour l’alibi », mais : (c) « Romance fait partie des films d’auteur qui
dérangent. Ceci explique déjà la réputation sulfureuse de ce film avant même
sa sortie [etc.] ».

(a) est un jugement esthétique, (b) une discussion de producteurs (c) le dossier de presse photocopié. De plus (c) s’articule avec les jugements implicites suivants : (c’) « il est normal que le public populaire composé
d’abrutis préfèrent les films de kung fu (ou Belmondo sans ses yorkshires) », et (c’’) : « il est normal que l’on préserve les génies en leur donnant la
possibilité économique de tourner leurs chefs d’oeuvres, protégés du goût
inculte des masses (public qui cotisera donc néanmoins en payant son billet
pour Shoalin socker) ».

D’autre part la commercialisation d’une oeuvre ne lui retire pas son
caractère génial ou plus généralement ses qualités. Par exemple, le fait que
l’on trouve l’Odyssée en livre de poche à Carrefour (salut à tous les
commerciaux qui nous lisent ;)) ne retire pas sa qualité littéraire à
l’Odyssée. (limite de la thèse conventionnaliste).

De manière historique, on peut d’ailleurs interpréter les différentes formes
d’art (et les oeuvres) en fonction d’un marché et du goût propre à une
classe sociale (lorsque art et religion sont séparés). Pour une forme contemporaine, Bourdieu dans Un art moyen analyse la photo :)

Partons donc de l’opinion commune et de l’état de fait : Art profane =
entertainment, allez hop ! Et une définition institutionnelle : une oeuvre
d’art est tout ce qu’une personne autorisée à conférer le statut d’oeuvre
d’art dit être une oeuvre d’art.

Pour répondre à cela il faudrait définir avec clarté le terme idée, définir
le terme d’artiste et de connaissance, ce qui n’est pas une mince affaire.

Avec Kant, c’est réglé :) l’oeuvre d’art ne participe pas à la connaissance
 ! Le jugement esthétique ne porte pas sur la signification qu’exprimerait
l’oeuvre d’art, mais sur la relation entre le sujet et son idée (représentation), rapportée à sa faculté de plaisir.

Plus sérieusement, tu dis vrai ami, ce n’est pas une mince affaire, car il
faut se demander ce qu’est une oeuvre d’art (ontologie), ou quand y a-t-il oeuvre d’art, unité de l’oeuvre (originale/copie/réplique, exécution/partition pour la musique), unité des arts (architecture, peinture, musique, danse, etc.), fait/fiction, signification, Intention/expression, etc. Le gros chantier d’une théorie symbolique appliquée aux oeuvres d’art, i.e. une description du fonctionnement esthétique et logique de ce type d’artefact en dehors des questions de valeur (voir par exemple N.Goodman, Langages de l’art).

L’ouvrage de Kandinsky, point et ligne sur plan, tente de retrouver ce « savoir » contenu dans les oeuvres artistiques et pourquoi le point, la ligne et le plan sont disposés d’une manière si particulière et précise formant l’expression artistique.

Le but de Kandinsky est semble-t-il de reprendre le projet d’une "géométrie sacrée", c’est-à-dire qu’il assigne à l’art (abstrait) une fonction spirituel et prophétique : la manifestation du divin. Il le fait dans le vieux clivage matérialisme/spiritualisme de la fin du XIXè.

Donc non plus à partir de la manifestation du monde (ce serait figuratif), ou de symboles déjà constitués (ce serait extérieur), mais d’une forme élémentaire : le point, à partir de l’intérieur (l’esprit). Il y a sans doute également un vieux motif hégélien (l’Esprit qui investit le sensible).

(Le dessin géométrique comme artefact de méditation, c’est un vieux truc, chez les bouddhistes, il y a le mandala. Et une fois qu’il est fini, on ne l’expose pas à Pompidou, on l’efface.)

D’ailleurs le beau kantien est dans un certain sens ce vers quoi tend Kandinsky, puisque Kant sépare au §16 beauté adhérente (pulchritudo adhaerens ), qui présuppose un concept de l’objet et constitue alors un jugement de perfection (par ex. c’est un beau cheval), et beauté libre (pulchritudo vaga), par exemple les rinceaux pour les encadrements, les coquillages marins qui ne représentent rien dont j’aurais le concept. Plaisir pur des formes naturelles, et de mes facultés qui jouent librement (signe d’un accord et d’une communicabilité universelle).

On pourrait également se servir du critère kantien pour le jugement de goût pur, à propos de la danse et distinguer entre la danse adhérente qui vise l’agréable (striptease), et la beauté libre (des corps androgynes destructurés qui bougent pendant trois heures dans une lumière blafarde sur une musique aléatoire de samples d’usine). :))

Toute création apporte une connaissance puisqu’elle sépare une chose d’une
autre

Une passoire sépare les coquillettes de l’eau de cuisson, et il y a bien changement d’état entre une pâte crue et une pâte cuite (texture et goût différent). Mais quelle connaissance ? Faut-il rendre un culte à l’inventeur de la passoire ?

Bon ok, si je me balade dans la rue avec ma passoire et ses coquillettes en
clamant "Eureka, Eureka !", on va me regarder bizarrement. Avec compassion
si je dis "en plongeant quelques minutes dans l’eau bouillante des
coquillettes, le saviez-vous les amis, elles changent !". Il y a bien
connaissance du temps de cuisson des coquillettes, mais bon...

Mais attends ! Ce n’est pas tout ! J’ajoute une noix de beurre et de l’estragon, et même
quelques lamelles de saumon fumé et je dis : "prosternez-vous mortels ! Je
suis l’inventeur, le génial créateur des coquillettes au saumon, ou plutôt
de Délice coudé du Val des saumons, (et là, la foule fait "Ohhhhhhhh")".

Je ne choisis pas uniquement la cuisine et la passoire pour l’amusement, mais en référence au
cadre platonicien, (i.e. la cuisine est une routine), avec en ligne de mire la vilaine mimésis (l’art est une imitation de la réalité à trois degrés).

Après, on peut imaginer non plus un restaurant mais une galerie d’art, avec
un dispositif où le public participe ; par exemple un décor de restaurant où
l’on consulte les plats et où l’on mange les menus. Subtile inversion (tm)
qui interroge l’exemplification, ou l’instanciation : il
n’existe que des plats aux coquillettes particuliers et le menu n’est qu’une
abréviation conventionnelle faite de signes abstraits (contre le platonisme). Il importe que les sujets humains expérimentent le goût de la spiritualité factice des arrières mondes dont nous représentons ici la cuisine ! Un maître d’hotel, déguisé en pingouin, déclamerait : "et bien goûtez donc l’Idée de coquillettes au saumon !".

Enfin on peut imaginer le compte rendu dans une revue spécialisée qui dirait
à propos de la performance (et plus de 70 ans après Dada) : « Délice coudé du Val des saumons est une
oeuvre complexe/ambigüe/dérangeante qui a fait sensation la semaine dernière, il
s’agit pour l’artiste d’interroger la clôture du langage, faux infini en acte de notre incomplétude sémantique, le champ des
signes détermine faussement le sens de l’appropriation ordinaire par une séparation de l’instanciation immanente dans l’espace fractal de la description et de l’artefact culinaire auquel elle réfère, critique matérielle sans concession du dispositif restauratif de la double apophantique formelle de l’Art et de
son modèle sociétal de Consommation, etc. etc. »

C’est-à-dire ici le recyclage de vieux problèmes ontologiques et sémantiques
(déjà présents dans l’Antiquité) avec un vocabulaire plus ou moins adéquat mais surtout très jargoneux. Ok, on peut dire que cela fait réflechir
les spectateurs, mais quelle connaissance ? Et même cette inscription
sensible (faire l’expérience que le menu n’est pas le plat en mastiquant du carton) ne devient
intelligible qu’une fois formalisée (i.e. prise dans une forme langagière).

C’est pourquoi, il me semble plus approprié pour réflechir sur la nature du
langage d’utiliser un livre et de le lire (par exemple Le Cours de Linguistique Générale). Ce qui ne veut pas dire que les oeuvres d’art n’ont pas un mode de fonctionnement symbolique, et qu’elles sont toutes absurdes (privées de significations internes, uniquement des simulacres sociaux).

Et si j’ai réellement quelque chose à exprimer relevant de la connaissance (au sens fort), j’écris un traité théorique. Ce que fait d’ailleurs Kandinsky, et je partage, avec une extension plus grande, ce qu’il écrit (à propos de l’art pour l’art) dans Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier :

« L’artiste recherche le salaire de son habilité, de sa puissance inventive et de sa sensibilité sous forme matérielle. Son but devient de satisfaire son ambition et sa cupidité. Au lieu d’une collaboration approfondie, c’est une concurrence pour la conquête des biens que l’on voit naître entre artistes. On se plaint de cette concurrence excessive et de la surproduction. La haine, la partialité, les coteries, l’envie et les intrigues viennent en conséquence de cet art matérialiste détourné de son véritable but »

L’art utilise des moyens expressifs différents parce que notre langage est
très restreint par rapport au spectre des expressions possibles et, par sa
faculté de séparation, il reproduit les conditions d’un changement d’état
dynamique.

Quelle expression ? Expression de quoi ? Quel changement ? On peut aussi se demander ce qu’il reste de certaines oeuvres une fois que l’on a
supprimé la glose hypertrophiée qui les accompagne (sorte de notice
d’application qui autorise un "changement d’état dynamique" et permet en tout cas de mettre un terme à l’état de stupeur du spectateur qui demeure interdit).

Mais c’est une vraie question : quels sont les états mentaux des visiteurs au Louvre ? Quel changement dynamique et cognitif ? Les gardiens, ce n’est pas très difficile à deviner (nous aussi, placés dans les mêmes conditions, on irait draguer les touristes et on raconterait des conneries à mimile dans le talkie), du moins on sait pourquoi ils sont là, mais les spectateurs ?

C’est ce que Kant soutient à travers sa définition du génie artistique qui
ne peut être que séparé du monde, créant ses propres oeuvres originales
obéissant à des règles autonomes difficilement explicables : condition
idéale pour garder le mystère.

C’est plus une limitation interne de sa théorie, si le génie est capable de
formaliser sa règle (sur le modèle rationnel de la science), ce n’est plus
de l’art. Or le terme "génie" s’applique uniquement aux beaux arts (conception nécessitariste de la science).

Certes, comme tu le dis, nous utilisons un alphabet fini qui, grâce à de
multiples combinaisons, devient quasi infini, illusion que l’être humain
vénère.

Ce n’est pas une illusion ! Essaie d’écrire Tout ce qui sera écrit ou Tout
ce qui peut être écrit ! :)) En sachant même, que tu ne limites pas au
dictionnaire mais que tu peux former de nouveaux mots et de nouvelles
expressions (caractère ouvert du langage).

En fait, l’idée que l’Art nous affranchit des limites ordinaires du langage (nous pousse hors de nous-mêmes), et nous révèle des choses supérieures et inaccessibles autrement (y compris par la science), d’une part cela confine assez vite au mysticisme (i.e. pratiquement au silence devant la gravité de l’Oeuvre) comme terme du tournant spiritualiste ou théologique, d’autre part cela reste toujours tributaire d’une reformulation langagière qui explicite ce mouvement, afin qu’il soit bien (re)connu. (le plus souvent, en France, sous la forme d’une herméneutique philosophante indigeste, sorte de para-gnose : "voilà la signification cachée de l’oeuvre").

Une prise de conscience ne suffit pas à connaître (c’est le début, tout comme la philosophie commence par l’étonnement). Par exemple, je peux très bien avoir conscience qu’on me tape sur l’épaule (avoir une perception correcte) sans être capable de déterminer l’intention de la personne qui me tape, ni la signification de son acte : elle voulait s’arrêter devant une vitrine pour me montrer les chaussures qui lui font envie, retirer le perroquet qui s’était perché là (cas moins probable), exprimer un mécontentement devant mon étude anthropologique appuyée des piercings aux nombrils des jeunes filles, etc.

Historiquement, le statut de super-métaphysicien attribué à l’artiste correspond à la fin annoncée de la métaphysique, on peut l’appeler son contre-coup émotif...Puis lui succédant, la vulgate existentielle (la musique de machin a changé ma vie).

Le cadre kantien n’est sans doute pas valide, surtout dans sa séparation esthétique / connaissance. Les émotions (esthétiques) peuvent être rationnelles et cognitives, d’ailleurs la connaissance s’accompagne d’émotions et de plaisir (la compréhension).

On pourrait distinguer suivant les types de plaisir, et le plaisir intellectuel s’applique bien évidemment à certaines oeuvres (plaisir de la compréhension et plaisir de la représentation). Par exemple, une scène comique ou tragique de théâtre suppose bien une compréhension (du langage, de la situation, etc.), on n’est pas dans le pur affect et il est rationnel d’être triste quand il arrive des malheurs au gentil héros.

D’avoir peur quand le maniaque avec sa tronçonneuse s’invite dans le salon de gentils étudiants. Puis de rire à la même scène car il s’agit d’un code formel qui doit être reconnu comme loi du genre (compréhension du type d’oeuvre et de ses codes, jeu sur les clichés), à plusieurs (forme sociale partagée d’une culture spécifique).

Plaisir de l’épopée, lorsque les armées de Saroumane attaquent le gouffre d’Helm.

(cf. Aristote, dans sa réhabilitation de l’imitation (Poétique, IV) pour le plaisir propre de l’image, qui suppose la compréhension du statut fictif.)

A cette époque on parlait plus de style et moins de plagiat, la technique du recombinatoire était une chose acquise en ce sens qu’imiter un style ou parvenir à une certaine qualité d’expression donnait une certaine aura.

Ah, il y a plus tard cette vieille histoire de plagiat à propos de Platon au III siècle après JC (voir L. Brisson, « les accusations de plagiat lancées contre Platon », in. Contre Platon 1, Paris, Vrin, 1993).

Cela donnait de l’aura (et du mana ;)) parce qu’il y avait des modèles d’excellence à imiter. Modèle lié à la vertu (objectivité du bien) et non à la personne particulière. Bon, il y a également le phénomène social des écoles (maître et disciples).

On ne se battait pas pour de vulgaires bouts de phrases construites autour de la possession de telle ou telle phrase, concept ou idée

A relativiser, le combat n’était certes pas économique mais la question de la paternité était importante, comme chez les Latins :

« [1,62] Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l’arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde ; [1,70] loin d’ébranler son courage, les obstacles l’irritent, et il n’en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie : il s’élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l’infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d’où vient que la puissance des corps est bornée et qu’il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux. »

Lucrèce, De la nature des choses

la raison en est reliée à la marchandisation extrême de la raison, au désir d’avoir possession d’une idée, d’une phrase, d’un texte et d’exiger, en retour, un prix à payer en échange de l’utilisation de ce bout de connaissance,

Oui, c’est ce qu’on appelle le capitalisme cognitif, il me semble ;) cf. Le capitalisme cognitif : du déjà vu ?