« Une éthique en l’air non enracinée dans une connaissance des pratiques réelles, a de bonnes chances de fournir seulement des instruments d’auto-justification pour ne pas dire d’auto-mystification. »
Pierre Bourdieu, « Journalisme et éthique », Les Cahiers du Journalisme, ESJ-Lille, n°1, 1996.
Ce n’est pas un hasard si la déontologie journalistique est un thème récurrent
du débat public. La « liberté d’expression » est en effet garante de la démocratie
et inversement. La responsabilité morale des journalistes au sein de l’espace
public est donc un enjeu primordial.
L’une des principales particularités du débat sur la déontologie des
journalistes tient à la diversité des acteurs qui l’alimente - journalistes,
universitaires, essayistes, hommes politiques et divers représentants du
« public » - et à l’invocation de grands principes supposés s’appliquer à
l’ensemble de la profession en dépit de l’extrême diversité des situations
concrètes de son exercice.
Lorsque le débat ne porte pas sur « le journalisme » en général, il se focalise
souvent sur les « dérapages » de la télévision et de la « presse à scandale ».
Depuis l’affaire Clinton-Lewinsky durant laquelle la « toile » fut l’instrument
privilégié de révélation et de colportage d’informations non vérifiées ou
mensongères, l’internet occupe toutefois une place de moins en moins marginale
dans les débats sur la déontologie des journalistes.
Lors du treizième congrès de la Fédération Nationale de la Presse Française
(FNPF) qui s’est déroulé les 23 et 24 novembre 2000 à Lille, le président de
ce syndicat patronal, Alain Boulonne, a d’ailleurs proposé l’élaboration d’une
charte de déontologie pour les sites de presse afin de mieux se démarquer de la
concurrence de nouveaux acteurs sur le marché de l’information en ligne.
Malgré ce souci relativement nouveau de la part des éditeurs pour les questions
de déontologie journalistique sur l’internet, celles-ci n’ont pas suscité, à
notre connaissance, la curiosité de nombreux observateurs. Si ce constat est
sans doute vrai pour la France, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis où l’on
trouve quelques articles sur le sujet dès le milieu des années 90. Il est vrai
que l’information en ligne s’est beaucoup plus rapidement développée dans ce
pays, dans des proportions qui, de surcroît, n’ont pas grand chose à voir avec
la situation française.
La prise en compte de la réflexion déontologique sur le journalisme en ligne de
l’autre côté de l’Atlantique est donc incontournable. Mais elle ne doit pas
servir de prétexte pour éluder une interrogation plus directement centrée sur le
contexte national. Le passage du journalisme traditionnel au journalisme en
ligne est souvent décrit en terme de « rupture », voire même de « révolution ».
Notre hypothèse est plutôt celle d’une continuité entre les deux univers. D’où
notre volonté d’évoquer la permanence, voire même l’aggravation, des problèmes
déontologiques en passant d’un univers à l’autre, sans pour autant nier
l’existence de difficultés spécifiques au journalisme sur l’internet.
L’HERITAGE DES MEDIAS TRADITIONNELS
La position ambigüe des journalistes pris entre leur idéal professionnel et une
réalité nettement plus prosaïque explique sans aucun doute cet apparent paradoxe
entre la multiplication des débats sur la déontologie depuis le début des années
1990 et l’incapacité objective de cette profession à définir un ensemble de
règles qui s’imposerait à tous. Ce constat renvoie principalement à deux
réalités de cette profession. D’une part, la déontologie journalistique est
avant tout un mythe. D’autre part, les contraintes qui pèsent sur ce métier
empêchent d’envisager raisonnablemennt que ce mythe devienne réalité. Est-ce la
raison pour laquelle les journalistes sont aujourd’hui victimes d’une certaine
défiance de la part du public à leur égard ?
La déontologie journalistique comme mythe professionnel
L’une des particularité de l’activité de journaliste réside dans la possibilité
de bénéficier d’une carte professionnelle. De là à en déduire que les
journalistes sont soumis à un code de déontologie, le pas est bien sûr très vite
franchi. Pourtant l’attribution de la carte professionnelle de journaliste
repose avant tout sur des critères d’ordre pécuniaire. La Commission de la
Carte n’est pas un ordre professionnel et il n’existe aucune règle qui
conditionne l’attribution de cette carte de presse.
Bien sûr, il existe un certain nombre de codes largement reconnus par l’ensemble
de la profession. Les chartes de 1918 et de 1971 sont de loin les plus connues.
Elles n’ont pourtant aucun caractère contraignant parce qu’elles n’ont aucune
valeur juridique. Alors qu’un article de la charte de 1918 stipule que « les
journalistes ne reconnaissent que la juridiction de ses pairs en matière
d’honneur professionnel », aucun ordre n’existe pour donner corps à ce principe.
On peut dès lors s’interroger sur l’intérêt de cette carte professionnelle et de
codes qui n’engagent en rien les personnes qui sont pourtant censées s’y
soumettre. En fait, leur principal intérêt est de donner l’illusion d’une
profession soumise à un certain nombre de règles spécifiques alors qu’il n’en
est rien.
Les droits et devoirs des journalistes
Cela ne veut pas dire pour autant que les journalistes peuvent exercer leur
activité en toute impunité. Ils n’ont en effet pas seulement des droits mais
aussi des devoirs. En vertu de l’article 11 de la déclaration des droits de
l’Homme, « Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à
répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Inutile
de préciser que le législateur ne s’est pas privé de cette opportunité pour
multiplier les restrictions à la liberté d’expression des journalistes, non sans
quelques abus parfois.
En France, la loi qui régit encore de nos jours le droit de la presse date du 29
juillet 1881. Parmi les interdictions fixées dans cette loi, celles de l’injure
et de la diffamation sont de loin les plus connues. Mais n’oublions pas non plus
celle qui concerne la sauvegarde de la sécurité nationale par exemple. Parmi les
mesures qui ont été ultérieurement ajoutées à la loi de 1881, on peut notamment
citer le délit de presse pour incitation à la haine raciale, introduit par la
« loi Pleven » du 1er juillet 1972, ou bien encore le délit de presse pour
apologie de crime contre l’humanité, introduit par la « loi Gayssot » du 13
juillet 1990.
Cet arsenal juridique suscite parfois des réactions véhémentes de la part des
journalistes dont on comprend aisément l’attachement à défendre la liberté
d’expression. Cette vigilance est d’autant plus souhaitable que le législateur
est souvent tenté d’en limiter un peu plus la portée. Les restrictions
juridiques à la liberté du journalisme ne sont pourtant pas celles qui nous
paraissent aujourd’hui les plus contraignantes.
Le journalisme sous contrainte
Les journalistes sont effet soumis à des contraintes sociales, politiques,
économiques, techniques, culturelles, dont les effets sur leur « liberté » sont
d’une toute autre ampleur. Plutôt que de les décrire en détail, contentons-nous
plutôt d’en mentionner quatre parmi les plus importantes.
La contrainte politique est la plus ancienne. Dès l’époque de Théophraste
Renaudot, la presse était inféodée au pouvoir. Certes le « cordon ombilical »
entre l’ex-ORTF et le Ministère de l’Information est coupé depuis longtemps.
Mais toutes les formes de pression ou de connivence n’ont pas disparu pour
autant. N’oublions pas de mentionner par exemple les aides et subventions dont
la presse bénéficie grâce au soutien de l’Etat. Les pressions politiques sont
néanmoins devenues avec le temps plus subtiles, moins directes. Les hommes
politiques ont en effet compris qu’il était maladroit et souvent peu efficace de
chercher à contrôler directement les médias. Ils se sont donc organisés en
mettant notamment en place des services de communication dont la vocation est de
diffuser la « bonne parole » auprès de journalistes souvent sensibles au fait de
pouvoir bénéficier d’une information « prête à l’emploi ».
Avec le développement des moyens audiovisuels, la dénonciation de l’emprise de
la technique sur les journalistes est devenu un lieu commun de la critique. Les
progrès en matière de transmission grâce aux satellites, à la vidéo et surtout à
la miniaturisation des techniques d’enregistrement et de transmission de l’image
et du son, procurent indéniablement un formidable sentiment de puissance et
d’efficacité aux journalistes qui en bénéficient. Toutefois cette efficacité
nouvelle s’accompagne dans le même temps d’une sorte de renoncement à l’essence
même du journalisme. La pratique du direct présente en effet la fâcheuse
particularité de limiter les possibilités de recul et d’interdire tout effort de
synthèse et d’interprétation.
Si la dénonciation des méfaits de la technique sur l’activité journalistique est
justifiée, elle est également souvent exagérée. De l’école de Francfort à la
médiologie de Régis Debray, la pensée philosophique européenne a rarement évité
l’écueil d’un déterminisme technique consistant à lui attribuer plus de poids
sur les phénomènes sociaux qu’il n’en a en réalité. Si ce sont les progrès de la
technique qui permettent aujourd’hui de diffuser l’information en « temps réel »,
c’est bien la concurrence exacerbée entre les médias, transfigurée en une course
effrénée au scoop, qui favorise le culte du direct.
L’un des poncifs de la sociologie bourdieusienne consiste précisément à dénoncer
l’emprise de plus en plus importante des contraintes économiques sur les
journalistes. Celle-ci se manifeste de multiples manières. Contentons-nous dans
l’immédiat de préciser que le « poids de l’économique » se traduit notamment par
une « précarisation » croissante de la profession qui compte aujourd’hui pas moins
de 30% de pigistes. La particularité principale de ces journalistes tient à leur
plus grande vulnérabilité par rapport aux pressions exercées par les sources et
leurs employeurs.
Si les freins politiques, économiques et techniques à l’exercice de l’activité
journalistique sont régulièrement cités, il n’en est pas de même des contraintes
de type organisationnel. Celles-ci sont pourtant bien réelles et ont de lourdes
conséquences sur le plan déontologique. Les journalistes sont en effet des
salariés comme les autres qui partagent la responsabilité de leur production,
notamment avec leur hiérarchie. Même s’ils peuvent par exemple bénéficier d’une
clause de conscience en cas de changement de ligne éditoriale du média pour
lequel ils travaillent, ils sont tout de même contraints de la respecter en
temps normal. Comment dès lors raisonnablement envisager d’imposer une
déontologie contraignante à des professionnels dont la responsabilité sur leur
propre production est structurellement limitée ?
Le poids de ces contraintes se traduit par des limites importantes à l’exercice
du métier de journaliste, dont les effets se font sentir sur la qualité de leur
production. Cette situation explique sans doute en partie les reproches que le
« public » leur adresse de façon de plus en plus insistante.
La défiance du public
Parmi les indices d’une certaine défiance du public à l’encontre des
journalistes, les résultats du sondage annuel publié dans Télérama sont souvent
cités. Il ressort notamment de ce sondage que la majorité des français considère
que les choses ne se passent pas réellement comme les médias en parlent ou
encore que les journalistes ne sont pas des professionnels indépendants.
De manière plus générale, Jean-Marie Charon relève un certain nombre de
critiques récurrentes adressées aux journalistes, dont voici la liste : atteinte
à la vie privée, atteinte à la présomption d’innocence, diffusion d’une
multitude d’inexactitudes ou approximations, exposition du public à la violence,
recherche malsaine du sensationnel ou du spectaculaire, manque de responsabilité
quant aux effets potentiels de leur activité sur la vie des gens, absence de
remise en cause perçue comme une certaine forme d’arrogance [1].
Selon ce sociologue, un large accord existe aujourd’hui dans la « société civile »
autour de trois exigences. Il s’agit en premier lieu pour les journalistes, dont
la responsabilité sociale est importante, de faire un effort de formation
initiale et continue afin d’actualiser régulièrement leur compétence.
L’obligation pour les journalistes de s’engager sur une charte, un ensemble de
règles et de principes s’appliquant à toute la profession est également
souhaitée. Le respect de ses règles, enfin, devrait être assuré par la mise en
place d’un comité d’éthique chargé de réguler la profession.
LES MENACES SUR LE PLURALISME DE L’INFORMATION
La présentation même sommaire des principaux obstacles à la déontologie des
journalistes dans les médias traditionnels et des griefs du public à leur égard,
est loin d’être anecdotique. Ce sont en effet bien souvent les mêmes contraintes
et reproches que l’on retrouve sur l’internet. Le développement de l’information
en ligne s’inscrit en réalité bien plus dans le prolongement et même
l’aggravation des difficultés propres aux médias « traditionnels » qu’en rupture
par rapport à eux. Ce constat se vérifie tout particulièrement dans le cas des
contraintes économiques dont on peut légitimement se demander si elles ne sont
pas encore plus « aliénantes » sur l’internet que dans les autres médias.
Question de rentabilité
Le défi majeur des médias sur l’internet consiste à imaginer un modèle
économique permettant de rentabiliser leurs activités sur la toile. La
difficulté d’atteindre un tel objectif est d’autant plus grande que les
internautes ne semblent pas disposés à payer une information qu’ils ont pris
l’habitude de « consommer » gratuitement.
Bien sûr, tous les sites d’informations en ligne ne sont pas confrontés aux
mêmes difficultés sur la question de la rentabilité. Sans entrer dans les
détails, rappelons tout de même que la réalité est très contrastée avec d’un
côté, des sites spécialisés dont la rentabilité est parfois déjà assurée et de
l’autre côté, des sites d’informations générales dont la capacité à dégager des
profits paraît très aléatoire.
Offrant des contenus à forte « valeur ajoutée » destinés à une clientèle très
ciblée souvent courtisée par les annonceurs, certains sites d’informations
spécialisées semblent promis à un bel avenir. Dans le domaine de l’actualité
d’Internet et des nouvelles technologies, des sociétés comme Cnet, Zdnet ou
encore Internet.com aux Etats-Unis, sont d’ores et déjà rentables. Au regard
de leur dynamisme actuel, Ftpresse ou )Transfert en France semblent
également en bonne voie.
Si l’information de « niche » sur l’internet paraît prometteuse, il n’en va pas de
même de l’information généraliste. Aux Etats-Unis aussi bien qu’en France,
personne ne semble aujourd’hui encore avoir réellement trouvé les clés de la
rentabilité, d’où la prudence de nombreux acteurs du secteur qui se traduit par
exemple par la relative modestie des investissements des titres de la « presse
traditionnelle » sur l’internet. La plupart d’entre eux se contente en effet
encore aujourd’hui pour l’essentiel d’une transposition de leur contenu-papier
sur la « toile » en l’agrémentant de quelques compléments assez limités [2]. Les équipes chargées de la gestion
des sites web de la plupart des entreprises de presse sont d’ailleurs
généralement très réduites.
La concentration
La conséquence la plus évidente de la faiblesse des perspectives de rentabilité
est sans doute à chercher dans l’accélération des politiques de concentration,
d’alliance et autre partenariat qui posent de sérieux problèmes en matière de
pluralisme de l’information. Lorsque les concentrations sont à la fois
« horizontales » et « verticales », le risque est alors particulièrement grand de
voir se constituer des acteurs « tentaculaires » intégrant à la fois la production
de contenus et de services, ainsi que tous les processus de diffusion en ligne
jusqu’aux consommateurs finals.
Selon Jean-Charles Bourdier, auteur d’un rapport sur les réseaux à hauts débits
[3] :
« Nous pourrions ainsi
voir apparaître des acteurs proposant un abonnement unique pour l’eau, le
téléphone fixe et mobile (voix), la transmission de données (accès Internet), la
fourniture de contenus (télévision, radio), la fourniture de services (de
réservation : voyages, cinéma, etc. ; d’assistance : GPS, aide à la navigation,
assurance, etc.)... La fourniture de ce « bouquet de services » offrirait à cet
opérateur un lien privilégié vers une base de consommateurs rendus « captifs » par
le coût (financier ou logistique) de changement d’opérateur ».
Lorsque Laurent Cohen-Tanugi, avocat aux barreaux de Paris et de New York,
déclare au congrès du FNPF de Lille que « le spectre de la World Company se
rapproche à grands pas », il reconnaît du même coup implicitement la pertinence
des inquiétudes formulées depuis longtemps par les économistes politiques
d’obédience marxiste comme Robert Mc Chesnay [4] , sur les conséquences de la concentration des
industries culturelles au niveau du pluralisme de l’information. Le marché
mondial est aujourd’hui constitué d’un nombre de plus en plus restreint de
conglomérats qui dominent tous les secteurs de la culture industrielle : la
télévision, la radio, la presse écrite, le cinéma, le disque, l’édition et
désormais l’internet.
L’intérêt pour les multinationales de la communication de s’associer ou encore
de fusionner repose sur la recherche d’un effet de taille et de synergie en
terme de production qui permet d’augmenter les perspectives de rentabilité.
Quand la maison Disney réalise par exemple un film, elle peut aussi s’assurer
de sa diffusion sur la télévision, produire, réaliser et vendre la bande sonore
du film, une série, un feuilleton, un dessin animé, un cédérom, un site
internet, publier des livres et des bandes dessinées, exploiter des parcs
d’amusement à thèmes, et en faire la promotion sur les différents supports dont
elle est propriétaire.
Selon Robert Mc Chesney, « Au total, les profits réalisés par l’ensemble du
conglomérat peuvent être beaucoup plus importants que le potentiel de chacune de
ses parties ». Quant aux compagnies qui n’ont pas ce potentiel d’intérêts croisés
pour la vente et la promotion, elles ne sont pas du tout en mesure d’être
concurrentielles sur un marché mondial de plus en plus oligopolistique et
difficile à pénétrer.
Suite à l’annonce de la fusion entre Aol et Time Warner, la Fédération
Internationale des Journaux, a demandé que des mesures soient prises pour
assurer le pluralisme de l’information : « une poignée de compagnies contrôle
l’information et les moyens permettant de l’acheminer. Si aucune mesure n’est
prise pour assurer l’indépendance de la presse, nous risquons d’être confrontés
à une menace dangereuse pour la diversité des médias » [5].
Les sites portails
Bien sûr, ces stratégies de concentration ne sont pas la seule réponse au
problème de rentabilité des sites d’information en ligne auquel les éditeurs
sont confrontés. Sur ce dernier point, rien ne peut hélas permettre de penser
que les anciennes recettes sont encore valables sur l’internet. En effet, le
paiement direct par l’internaute, à la consultation ou par abonnement, des
informations - « fraîches » ou archivées - paraît toujours aussi peu probable tant
que la solution du micro-paiement n’aura pas fait les preuves de son efficacité.
Quant au modèle du financement par la publicité, qui a déjà été adopté avec
succès dans les médias « traditionnels », son avenir semble beaucoup plus
hypothétique sur l’internet. Hormis la question conjoncturelle des difficultés
actuelles de mesure d’audience, il faut bien reconnaître que seuls les sites
« portails » qui génèrent le plus de « trafic » semblent aujourd’hui en mesure de
rentabiliser leur activité de cette manière.
Si de nombreux médias en ligne aspirent à devenir des « portails », ceux-ci
appartiennent aujourd’hui aux principaux fournisseurs d’accès, hébergeurs,
annuaires et moteurs de recherche qui essaient de retenir les internautes en
leur proposant notamment des contenus informationnels parfois produits en
interne mais beaucoup plus souvent achetés à d’autres producteurs. A l’origine
simple annuaire sur l’internet, le portail Yahoo ! multiplie les partenariats
avec des producteurs de contenus pour la diffusion sur son site, devenu la page
d’accueil de beaucoup d’internautes, de dépêches, d’articles, et autres
communiqués de presse. Yahoo ! est également aujourd’hui producteur d’une
partie des informations qu’il diffuse, notamment dans le domaine financier.
En France, l’exemple du Monde n’est pas très rassurant pour les médias qui
souhaitent s’imposer sur ce créneau. En mai 2000, un portail baptisé
Tout.LeMonde.fr comprenant en plus des informations générales huit « chaînes
thématiques » différentes consacrées aux nouvelles technologies, aux sorties et
spectacles, au livre, à l’éducation, à l’immobilier, au voyage, à la finance et
à l’emploi, était lancé. De nombreux services étaient également proposés aux
internautes, dont une galerie marchande proposant des produits allant du domaine
culturel aux loisirs en passant par la gastronomie, les annonces immobilières et
d’emploi. Cette stratégie de diversification des métiers est aujourd’hui
abandonnée. Bruno Patino, le nouveau directeur de la filiale interactive du
Monde, annonçait en effet dans un interview accordée au Journal du netle 11
janvier 2000, le lancement d’une nouvelle version du site correspondant à un
recentrage vers le métier d’origine : « le contenu et le traitement de
l’information » [6].
L’échec du Monde dans sa tentative de créer un site portail ne doit pas
occulter le danger que ce type de stratégie représente en terme de pluralisme de
l’information. Dans un avis rendu en mars 2000 sur « le pluralisme et la
concentration dans les médias », le Comité économique et social européen
déclarait à ce sujet que : « le phénomène des sites portails, qui tend à
concentrer et à standardiser l’information disponible, doit être aussi pris en
compte pour s’assurer qu’il ne sera pas un moyen d’accaparer les accès à
diverses sources d’information ou aux ressources financières liées à la
publicité » [7].
La syndication
Si les sites portails constituent effectivement une menace pour le pluralisme
de l’information, ils présentent aussi la particularité de ne pas être issus du
secteur des médias tout en concurrençant ces derniers sur le terrain de
l’information. Le risque est donc grand de voir les médias de plus en plus
réduits au simple statut de fournisseurs d’information contraints de vendre
leurs contenus à d’autres sites.
Cette inquiétude renvoie finalement aux risques liés à la « syndication » qui tend
à se développer considérablement aujourd’hui. Historiquement, cette notion
renvoie à la publication croisée de produits informationnels sur plusieurs
médias différents. Aujourd’hui la « syndication » ne concerne plus exclusivement
l’univers des médias mais comprend également la vente de ses productions à des
commerçants qui en profitent pour alimenter leur site avec un contenu
rédactionnel susceptible d’attirer l’attention de la clientèle et de l’inciter à
consommer.
Selon Jean-Charles Bourdier, auteur d’un rapport sur La presse et le
multimédia, la syndication représente un danger pour la presse pour trois
raisons principales : « la première est d’être ramenée à un rang de fournisseurs
d’informations, de simples prestataires, telle une agence de presse. Ce qui, à
terme, faute d’être acteur réel d’une stratégie globale, n’engendre aucun profit
réel en termes financiers. La seconde est de permettre, par ce biais, à des
acteurs nouveaux de pénétrer le marché à moindre frais en se servant du label et
de la notoriété du titre ou de l’agence de presse. La troisième est que la
conservation de la propriété des contenus sans cesse améliorés permet d’attirer
les annonceurs et non pas de devenir simples partenaires valorisant des sites
que ces derniers auront conçus eux-mêmes à leur seul profit » [8].
Dans le domaine de l’actualité sur les nouvelles technologies, )Transfert, qui
aurait déjà signé plus de 90 accords de « syndication », mais aussi ZDnet.fr ou
encore FTpresse, sont par exemple en train d’évoluer vers la fonction
d’agences de presse en ligne.
La multi-diffusion des articles sur différents sites posent naturellement des
problèmes en terme de diversité des contenus. Ceux-ci sont encore accentués par
le fait que les agences de presse mondiales elles-mêmes ont de plus en plus
tendance à court-circuiter les journaux sur l’internet en signant des accords de
partenariat avec d’autres sites pour la diffusion de leurs dépêches sur la toile
en accès direct pour le « consommateur final ».
LES RISQUES DE DILUTION DE « L’INFORMATION » DANS LA « COMMUNICATION »
La conjugaison de la concentration des industries culturelles, de la
multiplication des stratégies de syndication des contenus et de la multi-
diffusion des dépêches d’agence sur les sites d’information en ligne, a pour
résultat final de provoquer une situation pour le moins paradoxale : alors que
l’information ne semble jamais avoir été aussi abondante et facilement
accessible que sur l’internet, on a dans le même temps la fâcheuse impression de
consulter des nouvelles toutes plus semblables les unes que les autres. C’est
peut-être aussi pour cela que les internautes ne souhaitent pas payer des
informations dont le contenu leur paraît si peu original. Toujours est-il que,
face au problème de la gratuité de l’information, deux stratégies principales
pour générer des profits en dehors des ressources générées par la syndication
sont depuis longtemps évoquées : la publicité et le « e-commerce ». L’exploitation
des bases de données comportementales des internautes est plus rarement évoquée.
Peut-être est-ce parce qu’elle est moins avouable.
La publicité
La dépendance des médias d’information en ligne par rapport à leurs annonceurs
s’accentue pour de multiples raisons.
L’incapacité à faire payer les contenus place automatiquement les éditeurs dans
une position plus vulnérable à l’égard des annonceurs. Le caractère encore
relativement embryonnaire du marché publicitaire sur l’internet n’arrange rien à
cette situation. La concurrence des portails qui attirent aussi bien à eux une
bonne partie des budgets publicitaires que les petites annonces fragilise encore
un peu plus les sites d’information en ligne.
Sur le plan technique, les annonceurs sont beaucoup plus précisément informés de
l’efficacité de leur campagne que sur les autres médias. Dans le cas particulier
des bannières publicitaires, ce n’est pas seulement l’audience d’un site qui
importe mais aussi le taux de clic sur les bannières.
Face à la vulnérabilité croissante des sites d’information en ligne, les
annonceurs en profitent pour développer de nouvelles formes de publicité
particulièrement « agressives » avec, par exemple, l’apparition inopinée sur un
quart d’écran d’une fenêtre publicitaire appelée « pop-up » ou encore d’une page
publicitaire « intersticielle » qui s’affiche automatiquement en plein écran entre
la page que vous quittez et celle que vous avez appelé.
La plus grosse menace sur la qualité du contenu de l’information-presse tient
sans aucun doute au développement du « publi-rédactionnel ». Déjà très présent
dans la presse magazine-papier, il tend en effet à se multiplier sur l’internet
où l’on a de plus en plus de mal à dissocier « l’information » de ce qui relève de
la « communication ».
Si la multiplication des « infomercials » ou encore « publi-informations »
s’explique en partie par la plus grande vulnérabilité des médias en ligne par
rapport aux annonceurs, elle s’inscrit également dans la logique du
développement du commerce électronique sur les sites d’information [9].
Le commerce électronique
Le développement de « galeries marchandes » est en effet une possibilité offerte
aux sites d’informations en ligne pour gagner de l’argent. Aujourd’hui,
l’exemple le plus répandu de commerce en ligne concerne celui des commissions
versées par les distributeurs suite à la vente de livres, CD, places de cinéma,
etc., générée à partir de la consultation des sites d’informations en ligne
partenaires. Nul besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’une telle
pratique crée un lien qui n’a jamais été aussi direct entre un contenu
rédactionnel qui se présente sous la forme d’« informations-produit » et les
produits eux-mêmes. L’idée consiste en effet à mettre les formulaires d’achat à
un clic des articles en permettant ainsi à l’internaute de s’informer et de
consommer dans le même mouvement. L’introduction des « liens contextuels » entre
parfaitement dans cette logique. Concrètement, cela consiste par exemple à
associer un article sur une région touristique quelconque du monde avec des
liens vers une agence de voyage en ligne. On imagine assez aisément les risques
que cette situation inédite représente pour l’autonomie des rédactions par
rapport aux services commerciaux.
Dans un article paru le 30 Août 1999 dans Multimédium, André Belanger
s’inquiétait d’ailleurs de l’émergence du « transaction journalism » qu’il décrit
comme un mélange de plus en plus répandu entre l’information et le commerce en
ligne [10]. Selon Cyril de Graeve, rédacteur en chef du webzine culturel
Chronic’art, « à partir du moment où il y a une commission derrière, l’info ne
peut être que douteuse ». Dans un article de Libération, Eric Meyer, professeur
de journalisme à l’Université de l’Illinois, déclarait à propos du commerce
électronique que : « quand il permet à un journal de tirer profit d’une
information, c’est un abus ». Selon lui, l’information devient alors « un
emballage destiné à faire vendre le produit ». Se disant « très inquiet de l’état
de la presse en ligne », il concluait son propos en regrettant que « La priorité
n’est pas l’éditorial mais la rentabilité » [11].
Si quelques voix s’élèvent pour dénoncer les dangers d’une collusion croissante
entre les contenus rédactionnels, la publicité et le commerce en ligne, les
éditeurs ont rarement de tels scrupules. Sans doute sont-ils contraints par le
manque de rentabilité de leur site à être moins « regardants » sur la manière de
dégager quelques bénéfices. Ce constat est d’autant moins rassurant que les
éditeurs disposent de bases de données comportementales qui recensent le profil
de chaque visiteur.
La « traçabilité » des internautes
Le « data mining », le « profiling » et autre « datawarehouse », sont d’ailleurs
aujourd’hui considérés comme des sources potentielles de revenus non
négligeables. Ces techniques consistent à analyser les systèmes d’information
des entreprises qui regorgent de données sur leur activité et leurs clients,
afin d’en extraire des connaissances permettant d’obtenir une plus grande
efficacité commerciale. Un internaute naviguant gratuitement sur un site
d’information en ligne laisse nécessairement derrière lui une multitude
d’indications sur ces centres d’intérêt, ses besoins d’information, ses loisirs,
etc. Ces données peuvent alors être collectées à son insu dans le but de placer
les bandeaux publicitaires aux meilleurs endroits. Sous certaines
conditions,elles peuvent également être vendues à des clients, notamment à des
sociétés spécialisées dans le marketing direct. Selon Emmanuel Parody, rédacteur
en chef du site ZDnet.fr, le « data mining » est une des clés de la rentabilité
de la presse en ligne. Mais s’il insiste sur la nécessité d’exploiter ces
données, il nous met également en garde face aux risques d’une utilisation à
courte vue de ces dernières.
Dans un message envoyé le 15 septembre 2000 sur Jliste, il déclarait ainsi que :
« L’analyse des logs est en effet impitoyable sur les articles que l’on ne lit
pas jusqu’au bout, sur les sujets qui ennuient, sur l’objet réel des recherches
dans les archives, sur les chroniques sans lecteurs... La tentation est grande
dans ce cas de tailler dans le vif, de déplacer les rubriques, de limiter les
thèmes abordés. Ceci parce que, sur la base d’un calcul à courte vue, les
revenus publicitaires d’un site gratuit sont liés étroitement au volume de pages
vues (uniquement toutefois quand le modèle repose sur les bannières). Pour
beaucoup de petits sites en quête de rentabilité, il est suicidaire de
s’autoriser des contenus à faible audience ».
En autorisant une connaissance très précise de ce que lisent les internautes,
ces techniques d’analyse des systèmes d’information modifient considérablement
les conditions de travail des journalistes qui peuvent se voir reprocher, sur la
base de données qui n’ont jamais été aussi précises, leur incapacité à « faire de
l’audience ». Les choix en matière de politique éditoriale peuvent être encore
plus étroitement déterminés en fonction de l’analyse des résultats d’audience et
l’autonomie des journalistes se trouve encore une fois menacée.
Lors du dernier sommet de Rio de l’Association Mondiale des Journaux en juin
2000, le président d’Unisys déclarait qu’« il faudra supprimer les barrières
entre la rédaction, la publicité et la diffusion » [12]. Face à l’emprise de la contrainte
économique sur les sites d’information en ligne, « l’idéal professionnel » des
journalistes est de plus en plus réduit à la portion congrue pour laisser place
à un « journalisme de marché ».
« The Great wall between content and commerce is beginning to erode », écrit Mike
france dans un article de Business Week sur l’information en ligne paru le 11
octobre 1999 [13]. Ce processus, déjà bien avancé dans les
médias traditionnels, connaît assurément des développements inédits dans le cas
de l’information en ligne.
Alors que les anciennes méthodes de financement ne suffisent pas à rentabiliser
les sites d’informations en ligne, les nouvelles stratégies développées
aujourd’hui doivent encore faire la preuve de leur efficacité. Ce constat est
d’autant plus inquiétant qu’il s’impose dans un contexte où l’évolution rapide
des techniques rend encore plus aléatoire les perspectives de rentabilité. Le
développement actuel du « haut débit », déjà anticipé par de nombreux acteurs,
risque en effet de changer assez radicalement les données du problème.
AUTRES QUESTIONS DE « E-DEONTOLOGOIE »
On comprend bien à la lecture de ce qui précède, que les principaux obstacles à
la déontologie journalistique sont aujourd’hui d’ordre économique. Mais il
serait faux de réduire les questions de déontologie à cette unique dimension.
D’autres préoccupations morales peut-être moins cruciales mais néanmoins
importantes se posent aux journalistes en ligne dans le cadre de l’exercice
quotidien de leur activité. C’est précisément sur l’internet où les
journalistes semblent aujourd’hui les plus vulnérables qu’il importe sans doute
d’ajouter quelques critères déontologiques à ceux qui sont déjà énoncés dans
les chartes afin de tenir compte des particularités de la toile.
Les informations non vérifiées
Les « dérapages » liés à la rapidité de publication de l’information en ligne sont
souvent dénoncés. La vitesse et l’immédiateté ne font pas bon ménage avec la
vérification, la précision, l’exactitude, la « contextualisation », ou encore la
profondeur d’analyse. L’absence théorique de bouclage et la publication
permanente permise par la souplesse de l’internet est à la fois une chance et un
inconvénient. Cette possibilité d’une diffusion quasiment instantanée des
informations au détriment du travail de vérification des sources est encore
aggravée par la course de vitesse que les acteurs de l’information en ligne se
livrent dans un marché toujours plus concurrentiel et peu rentable. Ce contexte
de diffusion des nouvelles est évidemment propice à la publication
d’informations non vérifiées dont les effets peuvent être particulièrement
dramatiques, notamment lorsqu’il s’agit d’informations financières.
Le 25 août 2000, un faux communiqué initialement publié sur InternetWire, un
service qui centralise des communiqués de presse, repris par Blomberg News,
CBS Marketwatch, CNBC et d’autres sites d’information en ligne, a fait
chuter le titre d’une société américaine spécialisée dans la fibre optique,
Emulex, de plus de 60 % en un quart d’heure. Le communiqué en question
annonçait la démission du PDG. de cette société en raison de la révision à la
baisse du chiffre d’affaires de la société sur le quatrième trimestre et de
l’ouverture d’une enquête sur les comptes de l’entreprise. Il avait été rédigé
par un étudiant de 23 ans, arrêté le 31 août suivant, qui spéculait sur l’action
d’Emulex et souhaitait donner un petit coup de pouce au destin par la
diffusion d’une information mensongère destinée à orienter le cours de bourse de
cette société dans le sens de ses intérêts financiers.
Si l’actualité financière est un secteur particulièrement sensible aux
manipulations de l’information, d’autres exemples montrent que tous les sites
d’information en ligne sont vulnérables à la diffusion de rumeurs,
d’informations non vérifiées et autres canulars [14]. Un
groupe de farceurs britanniques a ainsi réussi à faire croire à quelques médias
qu’ils venaient de lancer le premier prototype de serveur web alimenté par des
pommes de terre. Cette information a notamment été reprise sur les sites de
Slashdot, de la BBC, USA Today, Zdnet, ou encore )Transfert en France.
Il ne faudrait surtout pas déduire de ces deux exemples que les sites
d’informations en ligne sont les seuls concernés par ce type d’erreurs. Si les
médias « traditionnels » profitent de ce genre de péripéties pour dénoncer
l’amateurisme de leurs confrères de la toile, il faut bien admettre qu’ils sont
loin d’être à l’abri de ce type de manipulation. Lors de l’affaire
Lwinsky/Clinton, Matt Drudge a certes focalisé toutes les attentions de ceux qui
souhaitaient dénoncer la multiplication des rumeurs et autres ragots. Mais il ne
faut pas oublier que tous les observateurs de cette affaire ont également
constaté que l’ensemble des médias américains ont relayé des informations non
vérifiées à cette occasion. Les sites d’information en ligne sont donc loin
d’avoir le monopole des bavures. Il faut néanmoins reconnaître qu’elles sont
sans doute plus fréquentes sur l’internet que dans les médias traditionnels.
Le problème de la diffusion d’informations approximatives ou non vérifiées en
entraîne immédiatement un deuxième, celui de savoir comment corriger une
éventuelle erreur. Il serait logique que les sites d’information en ligne
mentionnent leurs erreurs aux internautes et ajoutent des corrections au texte
initial, sans pour autant altérer la version originale dont l’intégrité doit
bien sûr être soigneusement préservée. Mais combien de sites d’information en
ligne seraient aujourd’hui réellement prêts à accepter cette règle du jeu ?
Le plagiat
Une autre pratique souvent dénoncée sur l’internet concerne le plagiat. Il est
vrai que les propriétés techniques de l’internet rendent la pratique du
copier/coller particulièrement attrayante. Le fait de copier un article paru sur
un site d’information étranger, qui présente par exemple l’avantage de
n’autoriser l’accès gratuit à ses archives que sur une très courte durée, pour
le traduire intégralement et le publier dans un autre média, est d’autant plus
tentant que certains journalistes travaillant parfois pour les titres les plus
prestigieux de la presse traditionnelle se sont déjà fait prendre à ce petit jeu
[15].
Il est bien sûr très difficile d’évaluer
la fréquence de ce type de pratique. Mais on peut aisément imaginer que les cas
de ce genre ne doivent pas être si rares que cela. Il est d’ailleurs intéressant
de constater que ce sont souvent les producteurs d’information en ligne qui se
plaignent d’être « pillés » par les médias traditionnels et non l’inverse.
Liens hypertexte, documents annexes et forums communautaires
La question des liens hypertexte revient régulièrement parmi les préoccupations
des journalistes en ligne. Ceux-ci sont essentiels à la publication sur la
toile dans la mesure où ils offrent la possibilité d’enrichir un article en
fournissant des éléments d’information permettant au lecteur d’approfondir un
sujet. Mais il s’agit de savoir de quelle manière on peut renvoyer l’internaute
vers certains sites haineux, à caractère pornographique, ou tout simplement
commerciaux. Les réponses à ce type de question peuvent être multiples. Il
revient donc à chaque rédaction d’y répondre en fonction de ses propres
valeurs et de son lectorat.
Dans le même registre de préoccupation, l’internet offre également l’énorme
avantage de pouvoir publier directement sur le site d’information en ligne des
documents supplémentaires qui viennent compléter un article ou un dossier.
L’avantage est de permettre aux internautes qui le souhaitent d’avoir accès aux
sources originales et de pouvoir se faire leur propre opinion sur un sujet qui
les intéresse. Mais les problèmes moraux sont sensiblement de même nature que
pour les liens hypertexte. Tous les documents peuvent-ils être publiés
directement sur le site ? En vertu de quels principes en retenir certains et en
éliminer d’autres ? Encore une fois, ce type de questionnement n’appelle aucune
réponse d’ordre général. Il s’agit plutôt de juger au cas par cas.
Le problème de la gestion des espaces d’expression accordés aux internautes sur
les sites d’information en ligne est probablement beaucoup plus sensible. Dans
la mesure où les internautes ont les mêmes droits et devoirs que n’importe quel
journaliste qui s’exprime publiquement, il paraît indispensable que les sites
d’information en ligne exercent un contrôle au moins a posteriori sur le contenu
des échanges qui se déroulent sur leur site afin d’en vérifier la conformité
avec la législation nationale.
Sous-effectif, manque de formation et qualité de l’information
Une enquête réalisée par David Arant, de l’Université de Memphis, et Janna
Quitney Anderson, de Elon College, présentée en août 2000 lors d’une convention
organisée à Phoenix par l’Association for Education in Journalism and Mass
Communication [16], montre que les responsables
de sites d’information en ligne de journaux américains considèrent que les
versions en ligne sont moins fiables que les journaux imprimés. 47% des
personnes ayant répondu à cette enquête déclarent ainsi que la rapidité de
l’internet a érodé le principe de base de la vérification des faits avant leur
publication. Cette enquête montre dans le même temps un très gros problème de
sous-effectif dans les sites d’information en ligne de la presse écrite. Ce qui
amène Janna Quitney Anderson à conclure en substance de la manière suivante :
les médias en ligne, dont la plupart fonctionne sans journaliste à plein temps
ou avec une équipe squelettique, se voient demander constamment de réécrire les
nouvelles dans leurs éditions web pour maintenir leur état de fraîcheur. On
attend également d’eux qu’ils mettent en ligne très rapidement l’actualité
"brûlante". Un haut niveau d’exigence éthique et de responsabilité
journalistique est difficile, sinon impossible, à atteindre dans un tel
environnement.
Cette enquête révèle également que 97% des responsables interrogés attendent des
journalistes qu’ils embauchent une bonne connaissance de la déontologie
journalistique. Or, beaucoup de journalistes qui travaillent dans les sites
d’information en ligne n’ont pas de formation initiale en journalisme.
Si aucun chiffre ne permet d’étayer une telle affirmation, on peut toutefois
s’interroger sur la qualité de la formation des journalistes en ligne français.
D’une manière générale, la proportion de journalistes issus des écoles reconnues
par la profession est relativement faible en France. Cet handicap est redoublé
sur l’internet en raison de la réticence des étudiants issus de ces écoles à
intégrer des rédactions en ligne. La plupart des journalistes qui travaillent
aujourd’hui sur les sites d’information en ligne ont probablement pour point
commun d’être plutôt jeunes, inexpérimentés, peu formés au journalisme et a
fortiori à son exercice sur l’internet.
Les perspectives de rentabilité des médias en ligne étant plutôt limitées, il ne
faut pas s’étonner de constater que la taille des rédactions est généralement
plutôt modeste. Certains titres de la presse traditionnelle n’ont même pas jugé
nécessaire de mobiliser des journalistes pour la mise en ligne de leur contenu
rédactionnel. Il serait pourtant bien hasardeux de confier cette tâche aux seuls
informaticiens. L’expérience des Dernières Nouvelles d’Alsace est de ce point
de vue particulièrement éloquente.
En mars 1996, la nécrologie d’un ancien président de Conseil régional a
prématurément été mise en ligne sans avoir été validée au préalable par un
journaliste. Certains internautes ont alors appelé la rédaction pour demander
pourquoi la nouvelle n’avait pas été annoncée dans le journal papier du matin.
Il leur a été rétorqué que c’était normal puisque ce monsieur n’était pas mort.
Cette affaire témoigne de manière éclatante des risques inhérents à l’absence de
contrôle du mode de transmission et de la responsabilité éditoriale par une
équipe de journalistes.
CONCLUSION
On comprend bien au vu de ce dernier exemple que la question déontologique sur
l’internet est un sujet à la fois neuf et sans doute plein d’avenir. On a pu
constater au cours de cette évocation des principales difficultés auxquelles les
journalistes en ligne sont aujourd’hui confrontés que les problèmes sont à la
fois nombreux et graves. Si certains d’entre eux découlent directement des
spécificités de l’information en ligne, la plupart s’inscrivent dans le
prolongement de problèmes déjà présents dans les médias traditionnels. C’est
notamment le cas de la concentration, de la collusion croissante entre
"l’information » et la « communication », de la difficulté à maîtriser les enjeux
techniques aggravée par la course au scoop, ou encore de la « précarisation »
accrue du métier de journaliste. Il va de soi que chacun de ces enjeux prend des
aspects particuliers sur l’internet en raison notamment de ses propriétés
techniques et de l’absence de perspective de rentabilité des sites d’information
en ligne. Le problème de la concentration se traduit par exemple par
l’existence des sites portails et la syndication. L’emprise croissante des
logiques marketing sur les journalistes en ligne se vérifie en premier lieu avec
le rapprochement « contre-nature » entre les contenus éditoriaux et les
transactions commerciales. La difficulté à maîtriser la technique se matérialise
surtout par la multiplication d’informations non vérifiées.
Ce qui change sur l’internet relève finalement moins de la nature des problèmes
que de la manière ou de l’ampleur inédite avec lesquels il se posent. Prenons
par exemple la question des liens hypertexte, des documents extérieurs à la
rédaction et des espaces ouverts aux internautes : ne s’inscrit-elle pas au
moins jusqu’à un certain point dans le prolongement des questions soulevées par
le bon vieux courrier des lecteurs, les forums radiophoniques ou télévisés, les
tribunes libres et autres espaces de « libre parole » concédés par les médias
"traditionnels » ?
On peut évidemment envisager la mise en place de chartes qui tiennent compte de
la spécificité de l’information en ligne. Le Poynter Institut aux Etats-Unis
en a rédigé une. C’est également le cas de l’American Association of Magazine
Editors ou encore de l’Association for Computing Machinery [17].
Certains ont également envisagé l’adoption d’un label sur les sites
d’information en ligne. Dès 1997, Jean Charles Bourdier indiquait dans son
rapport sur La presse et le multimédia que « Les entreprises de presse auraient
intérêt à mettre en oeuvre un label commun » sur l’internet [18]. Cette idée a notamment été reprise par le Conseil Supérieur de
l’Audiovisuel et plus récemment par la FNPF [19].
On peut évidemment sourire à la proposition du président de ce syndicat
patronal, Alain Boulonne, d’adopter une charte de déontologie pour les sites de
presse. Le FNPF s’est en effet toujours refusé par le passé, contre la volonté
des organisations de journalistes, d’intégrer à la convention collective la
charte de déontologie de 1918 et la déclaration de Munich de 1971. On aimerait
pourtant croire à ce « revirement éthique » et y voir le témoignage que les
responsables des médias français ont compris qu’ils avaient tout intérêt à
améliorer la qualité de leur production s’ils souhaitent obtenir le « leadership »
sur l’information en ligne.
L’évolution la plus significative du développement de l’information sur
l’internet relève sans aucun doute de la perte du monopole des médias sur la
diffusion des nouvelles.
Dans un message diffusé sur Jliste, Marc Laimé a esquissé une typologie des
producteurs de contenu sur Internet. Il distingue notamment les sites des
"grands médias », tels que Le Monde, TF1, Les Echos, les sites des nouveaux
entrants sur le marché adeptes de la syndication, comme FTPresse,
)Transfert, ZDnet.fr, et les nouvelles « agences de production de contenu »,
dont le nombre serait en croissance rapide.
On peut également ajouter à cette liste une multitude de sources d’information
qui, jusque là, n’était pas aussi facilement accessible pour les internautes,
comme les dépêches d’agence, les communiqués d’entreprise, les textes légaux et
les documents administratifs, les travaux de chercheurs et d’universitaires,
les lettres d’informations d’organisations non gouvernementales, les webzines de
journalistes amateurs, les sites de « journalisme contributif » fondés sur le
modèle de Slashdot, les agences de presse alternatives comme Indymedia.org,
etc.
Face à la concurrence de plus en plus forte de ces nouveaux acteurs, la
difficulté pour les entreprises de presse en ligne est double. D’une part, il
est bien souvent difficile de déterminer sur l’internet quel est le statut de
l’information que l’on consulte : s’agit-il d’une information-presse, d’un
publi-reportage, d’un contenu produit par une agence de communication ou par des
journalistes amateurs ? D’autre part, la distinction en terme de « qualité » entre
« l’information-presse » et « l’information-communication » est de plus en plus
difficile à établir. Ce double processus de brouillage quant à l’origine et la
nature des informations diffusées sur l’internet représente à n’en pas douter le
grand défi que les entreprises de presse en ligne ont dès aujourd’hui à relever.
Plus que par l’adoption de labels et autres chartes déontologiques, c’est peut-
être du côté de cette explosion de la concurrence liée à l’arrivée de tous ces
nouveaux entrants sur le marché de la production de contenu, que l’on peut
trouver des raisons d’espérer que les entreprises de presse en ligne auront un
intérêt bien compris à améliorer leurs standards de production, ne serait-ce que
pour espérer pouvoir se démarquer dans ce flot continu et quasiment infini de
nouvelles.
Le public des médias a bien sûr un rôle à jouer dans la nécessaire vigilance à
l’égard des sites d’information en ligne. C’est pourquoi il faut encourager le
développement de nouvelles structures jouant le rôle de « chiens de garde » des
médias sur le modèle des « mediawatchdogs » américains.
Mais une vigilance même accrue du public ne suffirait pas à régler tout les
problèmes. Des efforts doivent donc être également entrepris du côté des
journalistes au niveau de leur formation, de leur condition de travail et de
leur autonomie au sein des entreprises de presse.
Plus la concentration dans les médias est forte, plus l’autonomie des rédactions
au sein des entreprises de presse est nécessaire. On constate hélas aujourd’hui
que celle-ci est de plus en plus fictive. Cette situation est d’autant plus
grave qu’elle représente une véritable menace pour la démocratie.